Où Lire Où Écrire

Ferroviaire

mercredi 5 février 2014, par Philippe Aigrain

Mon lieu privilégié d’écriture et de lecture était autrefois un café bien bruyant. Aujourd’hui, il se déplace. C’est un long voyage en train, m’emmenant ou me ramenant des Pyrénées. Oui, même si les parents d’à côté martyrisent leurs enfants, même si les annonces de la voiture bar m’explosent les oreilles, même si je suis privé de mes prothèses (le trésor de la langue française, les dictionnaires du CNRTL), c’est le train. Mais il y a une condition, il faut que je sois dans le sens contraire de la marche.

Assis dans le sens de la marche, on reçoit le paysage par grandes bouffées de face, surtout si le train est à grande vitesse. Quand un champ, une maison, un bosquet, l’imagination d’un animal retiennent l’attention, on doit esquisser pour les suivre dans leur échappement un mouvement de rotation de la tête. Vain effort. La vision saute d’une focalisation à une autre, sollicitée en permanence. À l’opposé, tournant le dos à la marche du train, on peut laisser sa vision suivre le paysage dans son éloignement rêveur. Les nouveautés arrivent par le côté, sollicitant l’interprétation de la vision périphérique. C’est sans doute cela qui rend souvent inconfortable cette position « dans le mauvais sens ». C’est comme la houle en bateau. Qu’on y résiste et le mal de mer est proche. Mais si on s’y abandonne avec une légère anticipation, elle nous berce.

Dans l’acte d’écrire, le moment clé, c’est celui où le regard s’éloigne du texte en cours de composition. Le moment où on ne sait plus quoi écrire, comment échapper à une impasse, à un ratage. Lorsque le regard trouve ce bercement, cette caresse du paysage, alors se libèrent ces connexions de mots que le trop raisonnable retient. Quelque chose peut arriver, qui s’écrit. Parfois. Pas toujours, bien sûr.