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Oloé sur autoroute

vendredi 17 avril 2020, par Leclercq Agathe

La cabine de ma voiture, un Vivaro gris métallisé. Je suis au volant sur l’A6. Seule pour un long trajet qui doit être dévoré d’une traite. Deux places libres à côté de moi. Un sac à main, une valise et tout le reste de l’habitacle, bourré jusqu’à la gueule du contenu d’une cave, fleurant le moisi, que je convoie de Montreuil à Chambéry, pour liquidation. Mini-escales toutes les deux heures. « Mini » : il ne faut pas céder à la séduction artificielle et on le sait décevante mais combien puissante des boutiques et des comptoirs des station-essence. Au fond, peut-être modernes oloés potentiels ? le clinquant, l’accumulation des biens consommables, le flux, la sociologie, les familles, les machines, le mobilier anonyme, les couleurs, les corps, les voix, tout en bribes... 
Mon lieu, c’est l’espace entre mes genoux et le volant. Les pieds sur les pédales, les mains sur le volant, les yeux sur le ruban de l’autoroute. D’une douce couleur rosée sur le premier tronçon de l’A6 quand on quitte Paris. Puis, grise tout le reste. Avec des tirets blancs. Autour d’autres voitures de toutes les couleurs. Autour encore, en défilé brouillé, talus, bâtiments, arbres, bosquets, vallées, villages, nuages, et le ciel.
Pas prévu du tout pour écrire. Et pourtant c’est le moment. Les yeux, les mains, les pieds sont occupés, le cerveau s’enclenche. Rien à faire. La machine mentale ne s’arrêtera pas et c’est même dans ce genre d’occasions qu’elle est la plus productive quel que soit le domaine d’application. Alors je place le bloc de feuilles blanches et lisses sur mes genoux, sous le volant. J’attrape un stylo à tâtons dans mon sac, le premier qui vient. Coup de chance : une pointe feutre noire et très fine qui va glisser à merveille. Je ne quitte pas l’autoroute des yeux, la main gauche reste bien ferme et j’écris, je trace sur la feuille des petits signes hoquetants qui fixent ce qui tournoie dans l’esprit. Une fois sur le papier, ils libèrent de la place dans le cerveau et les idées, les mots reprennent de plus belle. On a peur que ça s’épuise, que ça tourne en rond mais non ça avance, ça prend tournure, ça se métamorphose, ça pulse comme un cœur qui bat, comme une grande marmite dont le contenu qu’on mélange devient une grande spirale puissante, comme des pop-corns qui font tressauter le couvercle de la casserole. L’habitacle clos, l’autoroute qui défile, les kilomètre nombreux qu’on débite et le temps qui passe, cette espèce de vitesse longue, de déplacement immobile, tout cela constitue un oloé hors pair, une pure bulle d’espace-temps suspendu, dilaté, disponible à tous les déploiements de l’esprit, à l’énergie de l’inspiration.