Où Lire Où Écrire

Blanc

vendredi 3 avril 2020, par Candice Poursin

4 ème étage.
Au centre, la salle commune, murs blancs baignés de lumière, le vert des chaises en simili, au coin des cils, le bleu du ciel. De part et d’autre, les ailes saumon qui distribuent les chambres reliées entre elles par une main courante en chêne clair et numérotées de 401 à 440.
Aujourd’hui, les bruits sont blancs. Le froissement des masques en papier lorsqu’on les enfile ou les retire pour en changer. Le bruit des blouses qui frottent contre les vêtements car les gens marchent vite, ils n’ont pas le temps.
Assis dans la salle, certains résidents se sont rabougris dans leurs armures de bousiers en attendant que quelque chose change en mieux, sans bien savoir quoi.
D’aucuns font les cent pas parce qu’ils sont angoissés ou parce qu’ils sont d’anciens militaires à qui « moi madame, on ne me dit pas quoi faire, c’est moi qui donne des ordres ».
Toute petite dans son fauteuil, Marie pleure parce qu’elle s’ennuie et que personne ne peut lui tenir la main comme d’habitude. Mais comme d’habitude, elle rit aussi vite qu’elle pleure après quelques bons mots choisis, glissés à son oreille.
Olga, elle, c’est une dure à cuire, mais elle en a gros sur le cœur. Droite sur sa chaise de déjeuner, elle me dit que son fils ne viendra plus la voir, que pourtant elle n’a rien fait de mal, qu’elle ne comprend pas pourquoi il est devenu si méchant. Mes yeux soutiennent les siens comme on tient l’épaule d’un ami et sous le masque, je souris démesurément jusqu’à ce que la peau se plisse au coin de mes paupières, pour appuyer mes paroles d’un signe tangible qui leurs donnerait corps.
D’habitude, Line siège tout l’après-midi au milieu de la salle commune, le long de la baie vitrée à observer les allers et venues. Elle dit à qui veut l’entendre et au moins une fois chaque jour, « Ah, que voulez-vous, c’est pas l’paradis » … mais depuis 3 jours, on ne la comprend plus, la fièvre la plaque au fond du lit et la fait geindre la majeure partie du temps. Elle dînait face à Claude qui est décédé la semaine dernière du Covid 19. Depuis sa mort, l’étage et ses résidents sont confinés. Les soignants s’y désarticulent pour repousser à coups à de protocoles médicaux et sanitaires aux contours incertains un mal invisible sur lequel chacun d’eux vient projeter ses peurs les plus sombres.
La vie s’invente de nouveaux compromis, interprète de nouvelles partitions qu’elle déchiffre à vue. Comment empêcher Muguette et ses bottes de sept lieues d’arpenter l’étage, d’explorer les coins ? Et Simon ? Et Louis ? Et Claudine ? Et Juliette ? Et Paule ? Et qui d’autres ? J’ai un blanc.
Enfin, un éclat vient fendre l’air, une vocalisation d’oiseau, un peu stridente et irrégulière. C’est Coco et ses habituels bruits de gorge qu’on entend arriver du couloir, allure lente et saccadée par un pas mal assuré, des genoux en pied de vigne, des mollets trop maigres. L’histoire ne nous racontera jamais ce qu’elle tente de dire ni d’ailleurs si c’est à nous qu’elle s’adresse par ces sons, mais dans cette friche vierge de certitudes, c’est une ritournelle presqu’aussi douce qu’une berceuse.