Un dernier regard
mardi 11 mars 2014, par

Un dernier regard embrasse, une dernière fois, la formidable machine, à la fois puissante et élégante, la porte de nez baillant. La majesté béquillée des deux passerelles d’accès et des loaders, avec les tracmas roulant les containers au sol, et le crabe accroché au train avant.
Après la passerelle, la porte d’accès enjambée, c’est le vide, le ventre vide et aveugle du 747-400 Cargo se remplissant peu à peu de la charge à emporter et mes pieds se tordent sur le sol inégal où courent les rails et roulettes métalliques servant à la mise en place du fret.
La montée à la cabine par l’échelle rudimentaire où l’on se hisse un par un. Une porte en haut de l’échelle : à gauche, le poste de pilotage, à droite, deux rangées de trois sièges chacune, de part et d’autre de la petite allée menant aux couchettes.
Je choisis toujours le premier siège côté droit et m’installe en déployant la tablette sur le côté : j’éparpille déjà mon appareil photo, les livres que je lirai en croisière, le carnet sur lequel je noterai tout au long des onze heures de vol, les voix, les modifications de la lumière, l’état du ciel – « ce faste sans prix ne signifiant rien » de Philippe Forest – de ce temps unique de retour à soi, de calme berceuse glissant vers l’apesanteur du corps, vers cet état de veille bienheureuse, de somnolence rêveuse.
Je m’étire, étale mes jambes. Les secousses des palettes chargées dans le corps du cargo trouvant leur butée, chavirent doucement toute la structure de l’avion.
Encore quelques allées et venues du personnel du sol, et c’est le dernier « Au-revoir, bon vol ! » La porte de communication se ferme, on entend une dernière fois l’échelle vibrer, la porte d’embarquement se referme.
Les groupes de conditionnement d’air sont coupés, puis les essais, la voix masculine enregistrée, les check-lists énoncées par les pilotes, et la mise en route des moteurs, le quatre et le trois puis le deux et le un. Les messages échangés avec le sol, la tour de contrôle.
Une fois atteinte la puissance décollage, les fans se mettent à couiner. L’avion est lâché. Inégalités du sol, parfois, sur la ligne centrale de la piste. Et c’est le décollage, l’envol après la formidable ruée. Très vite, machinerie, trappes s’ouvrant et se refermant sur le train dans son logement, les volets rentrent. L’appareil enfin lisse.
Les soubresauts, bourrades, turbulences plus ou moins sauvages de la machine tirant à la montée la route défoncée des masses d’air bousculées.
Toute entière dans le bruit des moteurs. À ma gauche, à ma droite, défilent le ciel, les nuages. L’ombre passe en caressant la couverture beige posée sur mes jambes.
À l’extérieur, l’ample désordre de la géographie appréhendée d’un coup, jetée à plat comme une nappe et, tout de suite confisquée sous l’aile énorme.
Des lacs, cours d’eau au profil d’animaux, long cou des estuaires hérissés de piquants liquides mordent la terre.
L’horizon blanc de nuages rectilignes se déplace tout en haut du hublot, au ras du bleu profond qui n’en finit plus.
La neige, en étoile au sommet des dômes, le sel au fond des déserts et des routes comme des cicatrices claires affleurant le cahot des dorsales. Des fleuves se tordent en dessous. Le calme des plaines sans ombre se perd à l’horizon qui n’en finit pas de se poursuivre.
Des lits secs où dorment d’invisibles eaux reçoivent la caresse de nuages à dentelure de feuilles.
Et puis, de plus en plus denses, ils montent, jusqu’à former un tapis ouaté qui couvre tout, jusque sous la carlingue. Étendue pleine de raccords, de défauts, comme l’envers d’un ouvrage ne laissant à découvert que le bleu au-dessus, infini, à peine frangé de rose ou de gris à la jonction.
Et, d’un coup, tout cède, pour rien, juste une vallée mise à découvert où les ombres s’allongent et c’est, de nouveau, la couverture qui se reforme, se referme, jusqu’au prochain trou, où l’hiver est niché, comme oublié là, le sol gelé et bleu nuit, les lacs et les cours d’eau de fourrure blanche.
Soudain, le soir, les têtes roses des cumulus qui montent encore, et la géographie se fond, tout en bas, dans l’uniforme. Quelques soubresauts, coups d’épaule de présences invisibles bousculent encore l’avion qui rejoint tout un monde de guirlandes jetées hors du bruit des hommes suintant à travers les hublots.
Dans la nuit, minuscules éclats de lumière au-dessus et au-dessous. L’avion se coule au milieu de la féerie.
À mon réveil, trois heures plus tard, c’est un autre jour déjà commencé qu’on a rejoint. Par-dessus les nuages des plateaux entiers se sont affaissés sur un autre bleu : présence de la mer détectée en –dessous, d’une nuance différente comme si la lumière, d’avance, se décourageait d’embrasser cette étendue trop vaste pour elle.
Pourtant l’œuvre recommence sans cesse. Des tourbillons blancs, boutons fiévreux, se boursouflent déjà, des ponts, des arches préparent les orages à venir et se nourrissent patiemment de la mer.