Où Lire Où Écrire

Lettre de Narita, 3.

samedi 31 octobre 2015, par Françoise Durif

Il est assis. Face au bureau de sa chambre d’hôtel et dans la poubelle à côté de lui, s’empilent déjà plusieurs brouillons du rapport qu’il doit rédiger.

C’était son premier vol trans-pacifique en place gauche et tout s’était passé normalement jusqu’à 100 nautiques de Tokyo et la mise en descente.

Il avale plusieurs fois sa salive. Amertume de sa bouche. Ses mains, ses yeux sont secs après la nuit en vol. Léger mal de tête. La fatigue à en mourir, à tomber et, en même temps, la poussée d’adrénaline, comme un café trop fort, qui permet de tenir.

Qui faisait l’étape ? Qui a posé l’avion ? Lui, sans doute. Mais il ne s’en souvient pas. Il doit faire un effort.

Assis au bureau de la chambre d’hôtel. Devant la feuille blanche du rapport à écrire.
À l’instant, au moment du vol, pendant les recherches, les échanges radio, les calculs, il ne savait rien. Il ne voyait rien.

Ses yeux aujourd’hui, agrandis par le spectacle de ce qu’il a survolé, sans rien soupçonner. Seulement qu’un tremblement de terre avait eu lieu. Sa compagnie l’avait contacté par l’intermédiaire de Data-Link, et dans le cockpit, les deux copilotes et lui avaient perçu l’anxiété dans les échanges radio avec le sol.

Trop occupés à surveiller la jauge. Et tous les terrains saturés à mesure des déroutements, qui refusaient les atterrissages, qui les repoussaient plus loin. Loin de.

Puis, une fois posés, juste avant le « low fuel », avant les heures de stand-by dans l’avion. L’agitation autour d’eux sur la piste, le désordre à l’intérieur de la cabine, après les dix heures de vol. Les passagers abattus, affolés par ce qui s’inscrivait sur leurs téléphones portables, agressifs qu’il avait fallu rassurer, faire asseoir, patienter avant que l’aéroport surchargé et dépassé, leur fournisse une passerelle pour le débarquement. Les parlementaires avec l’équipage, l’organisation des temps de repos de chacun. L’eau rationnée, les toilettes qui débordaient.

Les hôtesses distribuaient ce qu’il restait de biscuits, de bouteilles d’eau. Certains passagers retiraient leurs chaussures, tentaient de miner la détente, la patience. Les femmes, leurs cheveux ébouriffés, le maquillage plâtrait les visages, les hôtesses avaient remis du rouge à leurs lèvres, de longues goulées de parfums se mélangeaient aux odeurs de sueurs, de corps las.

A-t-il eu froid ou faim ou soif ? Il ne sait plus. Se souvient juste de son petit orteil gauche comprimé dans la chaussure.

Le PNC trop occupé avec les passagers n’avait pas le temps de venir à eux. Les postes téléphoniques sonnaient parfois de longues secondes avant que quelqu’un ne décroche.

L’odeur de la cabine quand, après les 9 heures d’attente, les passagers puis l’équipage avaient enfin pu quitter l’appareil.
Concentration, il a pensé wagons, déportations.

Au dehors, l’air lui a semblé tout propre. Il s’est souvenu qu’il devait tondre la pelouse à son retour. Dans une autre vie, peut-être. Il fallait appeler sa famille. Les rassurer. Tenter de le faire après ce qu’ils avaient vécu en direct, des centaines de fois déjà, à la TV.

À l’arrivée à l’hôtel, le personnel était en train d’attacher les grands lustres du hall. Dans sa chambre, il a bu un grand verre d’eau. La TV diffusait des reportages, on montrait des voitures roulant sur un pont, et, mis à part les paquets d’eau qui s’abattaient sur la chaussée, il ne semblait rien voir de particulier. Ce n’est qu’à la troisième reprise du petit film, passé en boucle pendant un instant, qu’il s’est rendu compte des lampadaires qui tanguaient, oscillaient à la vitesse de pendules, au-dessus de la voie et du trafic quotidien.

Plus tard, sur des sites Internet, il verra des images, des lieux, des routes dégagées au bulldozer et des personnes fouillant dans les monceaux de débris, retrouvant — pour les exposer, afin que des rescapés les identifient — des objets intacts parmi les maisons en poussière, les bateaux sur les toits des habitations fracturées.

Pour l’heure, c’était de mots dont il avait besoin.

Non, il a faim, vite. Mais de quoi ?

Devant ses yeux, il y avait la jupe bleue d’une hôtesse en larmes, les ailes des journaux froissés partout dans les allées, un livre tombé ouvert entre deux sièges, une chaussure à talon usée, élargie. Ces flashes de l’instant où il a quitté l’avion, de ce moment où il s’est senti comme à la libération d’une prise d’otage – bien qu’il n’ait jamais vécu une telle situation.

Sa barbe avait commencé de pousser, la peau échauffée autour du col, lui faisait mal.
Et, dans le chaos de cette fin de monde, il avait tout de même perçu l’extrême politesse des silhouettes aux torses courbés, devant lui, derrière lui, les regards au sol, les sourires.

Ceux qui avaient vu la vague ne s’assiéraient jamais plus le dos à la mer...


15 Mars 2011