Où Lire Où Écrire

Je lis

mardi 25 mars 2014, par Françoise Durif

C’est l’été. Fin Juillet, début Août et je lis. Sur le balcon, au premier étage de la petite maison où tu disposes d’une chambre et d’une cuisine. Un robinet d’eau froide.

Je lis, assise sur une chaise métal et bois qui pince, égratigne à chaque mouvement le tissu de mon short. Les pieds sur la balustrade, je lis.

De 7 h 45, heure d’arrivée du chef de centre qui branche le haut-parleur, jusqu’au coucher du soleil.

Tu pars vers le hangar dont on entend les portes coulisser. Je lis :

D’autres sources miraculeuses sourdent à travers le canton. Elles sont trop nombreuses pour être fréquentées...

On voit déjà le nez de l’avion blanc et rouge. J’écoute la mise en route, la turbine Astazou qui siffle son oooouuuiiiiiinnnngh et tout de suite après déroule ses rangs de perles métalliques.

Moustique, le petit chien teigneux de l’instructeur, aboie et s’acharne après les roues du Piper Cub garé près des pompes.

Le gel qui gante
Aquarium océanique
Aspergé d’huile je suffoque
Au bain marin
Qui s’engouffre dans les narines
Froide opulence
D’eau de mer…

Je n’existe que dans ma lecture.

Ici, si tu ne sautes pas, tu n’existes pas.

Les premiers parachutistes s’en vont en file indienne au point d’embarquement et se laissent tomber dans l’herbe en attendant le Pilatus qui avance maintenant en rebondissant sur les mottes de terre, les cahots secouant sa litanie oouiiiiouiiiiiinnnn.

Quelquefois je trichais, je fourrais le thermos entre les cannelures du radiateur. Mais on ne ment pas aux sorcières…

Je t’attends. Des journées entières dans les pages et les tubes de cette année-là. « Pour le plaisir », « Do you really want to hurt me ? « , « Sara perché ti amo »…

Pendant que toi, garçon d’ascenseur : 700, 1000m pour les automatiques, 1500m des lâchers manuels, 2000, 2500 pour les voltigeurs et les figures à 3000, 3500, 4000. Le plein de kérosène toutes les deux heures et la pose d’une heure à midi.

À intervalles réguliers, la voix du chef de centre annonce la liste du prochain stick – les huit parachutistes qui sauteront ensemble.

Elle voulait à tout prix voir le pape, ce à quoi vous vous refusiez… 

Je me balance.

Après le décollage, le bruit plus aigu de l’hélice en petit pas pour la montée, disparait parfois, avalé par le mur du hangar, le rideau d’arbres derrière le parking.

Le ciel commence à fleurir des corolles blanches des automatiques, lentes méduses et plus tard, des ailes multicolores et nerveuses des voltigeurs, des groupes de figures, leurs atterrissages de précision sur la cible touchée de la pointe de leurs pieds.

Tandis que les autres se « vachent » aux quatre coins du terrain, culbutés, cabossés par le contact brutal du retour à la terre. Ramenés, chahutés, étourdis dans la camionnette grise, leur baluchon de linge tordu sur les jambes.

C’est le 15 Juin 1767 que Côme Laverse du Rondeau, mon frère, s’assit au milieu de nous pour la dernière fois. Je m’en souviens comme si c’était hier.

En bas, sur le carré de pelouse près du hangar, à l’ombre des peupliers, les groupes répètent leurs figures, replient leurs ailes. Les hommes, torse nu, les manches de leur combinaison colorée roulées autour de la taille. Les femmes en cercle dans l’herbe où jouent leurs enfants. Bavardages. Rires aigus. Cris. Pleurs des petits.

Mais ma femme ? Vous allez peut-être rire, colonel, mais nous sommes seulement mariés depuis deux ans à peine…

 
Derrière la maison, depuis le snack crasseux de Jo, pousse tous les jours l’odeur des frites à partir d’onze heures.

Vers la fin de l’après-midi, quand un stick est incomplet, j’interromps ma lecture pour courir au bureau m’inscrire.

On sangle un parachute énorme à mes épaules et je suis les autres jusqu’au milieu du terrain. Ça sent l’herbe foulée et la terre chaude. Le kérosène.

Dans l’habitacle rudimentaire en alu, la turbine a mijoté ses blancs d’œufs en neige. Odeur sucrée et, par-dessus, ta légère ondée d’Eau Sauvage. Je souris à tes lunettes Ray-Ban à monture dorée.

Le premier s’assoit au fond de la carlingue, les trois autres parachutistes par terre, au milieu, entre la banquette à trois places en face de la porte coulissante.

Je m’installe à l’avant, le dos à la marche mais à tes cotés.

Tu annonces l’altitude. L’hélice plein petit pas, pour tout réduire. Les paras, déjà accroupis près de la sortie, là où s’engouffre à mes pieds l’oxygène fou, aspirés, filent sous l’avion.

Le dernier parti, le manche incliné à fond sur la droite, l’aile à la verticale pour les garder en visuel, tu enroules l’avion sur la tranche, appuyé sur son hélice dans mon dos et nous tournons autour d’eux en piqué jusqu’à cinq cent mètres. Les pieds par dessus la tête. Le cœur, petite balle, bondissant au fond de ma gorge.


Les citations sont, dans l’ordre de :
Pierre Jakez-Hélias – Le cheval d’orgueil
Jean Cocteau – Le Cap de Bonne-Espérance
Muriel Cerf – Les rois et les voleurs
Michel Butor- La modification
Italo Calvino – Le baron perché
Dino Buzzati – L’image de pierre

Photo : Pilatus PC6 AH2 ?. 1979, par Philippe Chachuat