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Giverny, variations sur l’eau et la lumière

vendredi 20 mars 2020, par Anne Menant

Connaître le jardinier en chef me donne un privilège : j’ai le droit de pénétrer dans les jardins de Monet après 18 h, une fois les touristes partis. Je prends un carnet, un stylo et je m’assois sur un banc dans le jardin d’eau, face au pont japonais vert. Je regarde les jeux de lumière et les reflets des nuages sur l’eau du bassin aux nymphéas. Comme Monet avant de peindre, je contemple les variations de ce miroir d’eau. Progressivement, je plonge dans une sorte de transe. Tous mes sens sont en éveil. Je hume les parfums mêlés des lilas, des lis, des roses, des pivoines arbusives du Japon. Je sens le souffle léger de la brise sur mon cou, sur mes joues. Il fait onduler les bambous, les érables, les tiges des fleurs. Les saules pleureurs plongent leurs branches ligneuses vers l’étang, comme pour quémander une consolation. Tout est calme, silencieux. Mon carnet sur les cuisses, j’écris. Je suis dans un état de conscience modifiée. Des mots me viennent, que je n’attendais pas. Sur la départementale 5, de l’autre côté du souterrain qui amène au jardin, une voiture pétarade. Le bruit du train Paris-Rouen, amplifié par l’eau de la Seine, traverse le silence comme une flèche. Autant de rappels de la réalité qui viennent trouer le monde kaléidoscopique, moiré, chatoyant, mouvant, scintillant que mon œil avait, un instant, capturé. J’éprouve en ces moments magiques, la joie émerveillée que doit éprouver celui qui découvre, à force d’ascèse, le texte désencré d’un palimpseste. Il n’y a pas qu’une seule surface aux choses, il y en a plusieurs, qui se décomposent en couches successives, comme l’avait compris Monet, entrevoyant derrière la vibration des couleurs, une autre réalité possible. Et les mots qui naissent quand j’écris sur ce banc portent avec eux le même étonnement.