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n°21, rue M. Proust

la place de Serge

Trois heures lorsque Serge lève les yeux de sa tasse de café devenu froid, brusquement tiré de sa rêverie par la lumière au premier étage qui comme une brusque détonation vient d’éclater dans la nuit à travers les rideaux de la fenêtre du pavillon sept, Rue Honoré de Balzac.

Il regarde la pendule accrochée au mur de la cuisine, imitation style rustique façon kitsch achetée pour deux euros dans une boutique discount de la périphérie qui affiche tous ses articles à ce prix il n’a pas vraiment fait attention à vrai dire, en la choisissant elle au lieu d’une autre atrocité, attiré par le tarif seulement et pour être franc il s’en fout, qu’elle soit moche à pleurer. Moche comme sa vieille table de camping en formica toujours branlante sous le poids de ses deux coudes dégotée chez Emmaüs, au plateau brûlé par les clopes et incrusté par des années de taches de café noir renversé – quand il remue pour diluer le sucre et parce qu’il la remplit toujours trop ; comme les trois chaises dépareillées qui lui tiennent compagnie lorsqu’il s’y installe - il aime bien s’installer dans sa cuisine, à l’extrémité droite de la table, juste contre l’évier c’est peut-être l’endroit de la baraque dans lequel il se sent le mieux - avec le garage -, assis à sa place habituelle à contempler parfois longuement par la fenêtre qui, par-dessus la petite pelouse résidentielle de rigueur, donne sur la rue Honoré de Balzac -, toutes trois récupérées il y a dix ans environ, tout comme celle sur laquelle il se trouve en ce moment d’ailleurs lors du déménagement d’un chanteur du coin à la notoriété grandissante qu’il accompagnait à l’époque et qui larguait les bouseux de province qu’ils sont restés pour aller tâter de la capitale - et pas eu la chance lui, du gratteux des Sex Pistols et qui selon la légende serait reparti en douce avec une Gibson Les Paul après avoir déménagé Bowie ; moche aussi comme le buffet défoncé mais néanmoins toujours vaillant qui renferme encore sa maigre vaisselle, dans son ensemble elle aussi en piteux état, ébréchée et aux couleurs devenues avec les années tristement timides, ce buffet nettoyé à la hâte mais jamais retapé qu’il avait découvert un soir en rentrant de concert, planté au coin de l’Allée Louis Aragon et de la Rue Gustave Flaubert avec un papier collé dessus : Servez-vous… Il était revenu le lendemain avec des bras supplémentaires.

Il s’en fout qu’elle soit moche à pleurer.

Parce qu’il n’a jamais accordé d’importance à l’intérieur des lieux qu’il a successivement habités. Parce que la peinture la tapisserie l’ameublement la déco tout ça : pas son truc. Parce que de toute façon il ne voit plus, au bout d’un certain temps, l’esthétique des pièces qui le logent, quelque choquante ou déplaisante qu’elle ait pu être au départ. Pas lui qui flânerait dans les allées du Salon de la Cuisine pour financer son rêve à crédit.

Enfin, accrochée… Plutôt suspendue au mur, la pendule, il s’en fit brusquement la réflexion. Suspendue par miracle et par le biais d’une encoche pratiquée à l’arrière dans le fin plastique noir chinois, juste au-dessus du boitier des piles, à un clou maladroitement planté par lui-même il y a des années en arrivant ici et qui en a soupé, des tic-tac à deux balles.

Trois heures.

La deuxième fenêtre - celle de la pièce d’à côté certainement – explose elle aussi sous l’ordre de l’interrupteur, attirant à nouveau son regard. Il se dit alors qu’il y a une ombre de plus qui rôde dans la nuit, une âme en plus qui ne dort pas, ou plus. La dame du sept de la Rue Balzac, juste derrière chez lui. Qui attend désespérément le sommeil ou l’a déjà perdu.

Alors : languir ou laisser fuir, à chacun de subir son sens d’insomnie.

C’est ce qu’il se dit aussi.

Voir en ligne : Gilles Piazo | comme un rat fait son terrier