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n°21, rue M. Proust

"...comme le mec de La Recherche ?"

« … comme le mec de La Recherche ? »

Ça semblait évident pour lui. Pour ce jeune étudiant souriant en job d’été un mois ou deux au guichet de La Poste lorsque Serge s’y était présenté il y a vingt ans cette année annoncer son déménagement et remplir un formulaire de changement d’adresse – merde, vingt ans qu’il était là, cloué au sol de ce lotissement de banlieue. Il avait posé la question naturellement, sans méchanceté, sans prétention même, pour passer le temps certainement, échanger un peu avec le client, absolument certain du partage de la référence. Il l’avait dit comme on dirait aujourd’hui : « Hollande… comme le Président ? » Ou plutôt « Delarue… comme le présentateur ? » ; on avait peut-être plus de chance de tomber juste.

Serge avait acquiescé machinalement et, il s’en rendit compte par la suite, essentiellement pour ne pas avoir à subir une nouvelle fois cette expression si particulière du regard de celui qui sait, ainsi que le flot de justifications floues et maladroites brodant alors comme mécaniquement et malgré lui, bien qu’en pure perte, autour de l’orgueil blessé qu’elle lacérait habituellement du tranchant de son incrédulité affichée : « Vous ne connaissez pas Proust.. ?! » Acquiescé pour ne pas risquer une fois de plus et par excès de franchise de se prendre les pieds dans le tapis des raisons viables, aggravant généralement son état dans ses efforts désespérés pour l’améliorer. Parce qu’il fallait qu’il se défende dans ces cas-là, qu’il se justifie ; c’était plus fort que lui. Comme si ce genre d’aveu d’ignorance plaidait coupable de je ne sais quel crime ou manque à la plus élémentaire des civilités. Comme si, de l’ignorance dans laquelle on se trouve à un moment donné de son existence, on devait obligatoirement d’une façon ou d’une autre rendre raison.

« Ouais… c’est ça… comme le mec de La Recherche »

Les bouquins, faut bien dire ça n’avait jamais été trop son truc et il n’excluait pas sur le moment que ce puisse être une émission de télé, La Recherche, du genre Perdus de vue ou autres. Aujourd’hui un peu plus, avec l’âge. Il lit un peu plus aujourd’hui, même si ça reste compliqué de se préserver de la musique. Du coup, quand un auteur lui plaît, quand un auteur « sonne » quoi, la lecture des deux ou trois premières pages n’est généralement pas encore achevée qu’il a déjà abandonné le texte et est parti rejoindre sa gratte, des motifs rythmiques ou mélodiques plein la tête – tout dépend du style du bonhomme.

Mais à l’époque de la Poste, on peut dire que la littérature était totalement absente de sa vie. La guitare avait depuis longtemps tout bouffé des autres activités satellites possibles et les cours de Français du lycée, comme pratiquement tous les autres d’ailleurs, c’était accroché au manche de son Epiphone noire imitation Les Paul qu’il les avait passés – sa première, celle que son vieux lui avait offerte les yeux encore rougis par les larmes peu après le départ précipité de sa mère avec son professeur de tennis, un Breton au prénom composé et aux harmoniques aristocratiques, certainement pour l’aider à faire passer la pilule -, terré dans un petit coin tranquille à l’abri duquel il pouvait jouer la journée entière parfois sans être dérangé. Des copains lui filaient la clef de chez eux quand leurs parents bossaient et que le sien était à la maison, passaient parfois entre midi et deux avec un pack de Kro et des sandwichs achetés au snack qui faisait face au bahut – le Coconuts, tenue par un rasta à la conception de l’hygiène très particulière et qui dorait ses frites dans une huile aux forts accents bleutés - mais sans que cela suffise à lui faire lâcher l’instrument. Il prenait part à la discussion, mais sans pouvoir détacher les doigts des cordes, sauf pour boire une gorgée de sa canette ou avaler une bouchée de son casse-dalle.

Il avait joué sans trêve toutes ces années ; pour survivre. Rien que joué, ou presque.

Quand il a emménagé dans le lotissement, il n’y avait qu’Arthur Rimbaud qu’il connaissait déjà parce qu’il avait vu ce film sur les Doors dans lequel Morrison cite le long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens et qu’il était allé, pour la gloire de la défonce et pour la seule et unique fois de sa vie à la bibliothèque municipale la chercher et la lire, La Lettre du voyant. Puis vint le tour de Marcel Proust, dans les semaines ou les mois qui suivirent la réflexion du gamin de la Poste. C’est alors qu’il avait réalisé que dans le quartier, des noms d’écrivains étaient vissés aux quatre coins des rues et que c’était encore bien sa chance, débarquer dans un endroit où la moindre indication d’itinéraire pouvait le mettre dans une situation critique. Pourquoi pas des philosophes, pendant qu’ils y étaient ? Ou des architectes ? Remarque, là, il n’y aurait peut-être pas eu grand monde pour faire des allusions à la con.

Depuis, il a quand même lu quelques lignes de la plupart des gus des rues alentours. Histoire d’être à l’aise. Retenu quelques titres, au cas où. Pour Proust, il a même péniblement réussi à atteindre la madeleine. Puis s’est arrêté là, confiant dorénavant dans sa capacité à assumer publiquement son adresse postale.

Ce n’est que quelques semaines après avoir abandonné une première fois le Côté de chez Swann qu’il s’est aperçu que son jeu avait profondément changé, les solos plus tortueux plus longs, les modulations plus riches et plus clairement assumées. Alors aujourd’hui il l’aime bien Proust, feuillète même quelques fois au hasard ce premier tome de La Recherche, une guitare branchée en attente à côté de lui. Il le suit même sur le web, à travers une série créée sur un blog qui se dit Tiers Livre ; série qu’il a découverte par hasard en fouinant sur Google et à laquelle il ne comprend quasiment rien.

Mais le type sonne ; et pas qu’un peu.

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Commentaires

2 Messages de forum

  1. et l’ampli ?

    Curieux de savoir quel ampli utilise le Serge avec son Epiphone...

    par franck garot | 18 décembre 2012, 16:21

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    1. et l’ampli ?

      réponse ici

      par michel brosseau | 31 décembre 2012, 14:48

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