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n°7, rue H. de Balzac

l’insomnie d’Elisabeth Truchard

Élisabeth Truchard s’était assise au bord du lit. Sa robe de chambre l’attendait sur une chaise à côté. Devenues si rares les nuits sans insomnies. Elle avait bien une boîte de Stilnox dans la salle de bains. Le généraliste lui avait dit ça vous aidera. L’aider à dormir mais pour le reste ? Et ce drôle de sommeil que ça vous faisait... Comme s’enfermer dans un sac en ressortir cerveau pâteux, et puis cette sueur sur la peau... Trop tard pour en prendre de toute façon ! Couchée onze heures, réveillée à trois...

Élisabeth se lève, main droite en appui sur l’oreiller où l’empreinte de sa tête, tissu froissé, volume défait. Son jumeau en parallèle, impeccable comme après le repassage. Elle aurait pu ne plus le mettre, mais la force de l’habitude. Peut-être aussi ce besoin de respecter la symétrie, qu’encore un peu d’ordonnancement du monde. Les premiers temps, elle mettait un peu de son parfum à lui, deux trois petites pressions. Ça s’appelait comment où on appuyait ? Bouton du vaporisateur ? Eau sauvage. Quelques gouttes. Qu’il soit encore un peu là. Qu’elle puisse s’y blottir. S’y enfouir.

Elle passe dans la pièce d’à côté, laisse la lumière dans sa chambre. Tout à l’heure peut-être elle descendra dans la cuisine, se préparera un café. Plus tard. Un café et se dire que la journée commence. Pour l’instant c’est la nuit. Et ce n’est pas qu’une question de sommeil. Elle ne trouve pas l’expression juste mais elle sait ce qu’elle sent. Ça s’organise masse autour du mot nuit, de tout ce qu’il porte avec lui, charrie de plus lointain. La nuit et puis cette pièce... Ici c’était son bureau. La chambre de Christine avant, leur fille aînée. Au début de sa retraite qu’il en avait fait son bureau. S’était mis à faire le tri dans ses photos sur l’ordi, monter ses vidéos... Ici qu’elle vient lui parler de temps en temps. Son portrait dans un cadre, posé sur le bureau, entre l’écran et l’unité centrale. Lui racontait un peu, ce que c’était devenu la vie. Elle aurait fait quoi là-bas au cimetière ?

Simple pression sur la barre d’espacement. Le laissait toujours en veille. L’importance que ç’avait pris de pouvoir à tout moment s’installer devant l’écran, se connecter au monde. Se dire qu’un peu de manie superstitieuse là-dedans, talisman solitude. Une photo de leurs dernières vacances sur le fond d’écran : une vue du souk de Marrakech. Icône Mozilla... mes marque-pages... Lui qui lui avait montré... Dans le dossier Images du monde raccourci Google Maps. Ensuite c’était facile. Il suffisait de choisir une ville, trouver l’aéroport ou la gare, basculer sur street view... Tellement de villes qu’ils s’étaient promis de visiter une fois en retraite. Et si peu eu le temps d’en profiter.

Naviguer, traverser San Francisco ou Bombay — la liste des villes où ils s’étaient promis d’aller dans un fichier, parfois l’ébauche de ce qu’aurait pu être leur séjour, repérage des lieux à visiter, prix des hôtels... Naviguer dans la torpeur de l’insomnie, glisser d’une rue l’autre dans ces villes où la nuit ne tombe plus, enveloppée d’obscurité, par la fenêtre la rue déserte, lampadaires, voitures stationnées, murs et haies de thuyas, seuls les chats du quartier, naviguer dans l’entre deux de la veille et du sommeil, et secret bien gardé parce qu’à quoi bon passer pour folle, soi-même ne faire peut-être que semblant d’y croire, mais ancré pourtant, comme au profond de la terre du rêve, s’imaginer qu’elle le croiserait un jour détour d’une rue, se dire que c’était pour ça qu’on floutait tous les visages des passants : pour qu’on ne reconnaisse pas nos morts.