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Sensible, sans cible

vendredi 28 mars 2014, par Cécile Portier

Lors de la première séance nous avions travaillé la question du toucher. Plus exactement, le défi de toucher sans la peau, de réinvestir le sensible tel qu’il s’exerce dans la caresse, quand celle-ci n’a pas lieu. Et considérer que ce non lieu est le lieu d’écrire.

Nous avions fait cela, apposer de l’écriture comme si c’était notre propre main, sur des corps, des corps que par définition nous laisserions de marbre. Et l’impossible ne nous avait pas découragés. Car nous qui écrivions, nous étions vivants, nous nous exercions à penser nos caresses d’écriture pour les vivants.

Pour autant, c’était bien, devant nous, des corps de marbre. Des sculptures, nées d’un travail particulier de la matière, un travail de renoncement pourrait-on dire. Ce qu’on enlève à un bloc plein, ce qu’on soustrait, voilà ce qui donne forme.

(Et j’aimais particulièrement cette aisselle, et la coupelle qui lui faisait écho, comme manifestation de ce travail d’évidement).

Or, écrire aussi est une abstraction, on prend la matière de ce qu’on vit, on en enlève pour faire une forme. Ce qui est tu, voila ce qui fait la forme .

Cette question de l’abstraction et du vide, quel rapport a t-elle avec celle, sensible, charnelle, de se savoir tactile ? Le rapport, c’est le constat que nous vivons séparés.

Nous sommes, par la conscience, séparés les uns des autres, séparés de nous-mêmes et du monde. Entre, se déploie l’infinie disponibilité du vide, comme un possible qui ne répondrait jamais - un espace pour la pensée. Un espace pour la pensée en tant qu’elle serait à la fois la résolution et l’échec de notre besoin d’être unis.
Et la pensée ne suffit pas, la pensée s’exprime en langue. La langue est la capacité, ancrée dans la chair, à articuler des signes visibles ou des sons avec du sens. La langue est l’instauration d’un rapport sensible entre des êtres tellement séparés les uns des autres qu’ils peuvent ne pas du tout se connaître, et être pourtant réciproquement touchés.

Cela, pour parler de notre condition, humaine. Mais qu’en est-il de notre conditionnement social, ou pour le dire autrement, de civilisation, mais aussi d’époque ? Quelle stratégie de langue pouvons nous déployer pour devoyer les mécanismes à l’oeuvre aujourd’hui qui nous maintiennent encore plus séparés les uns des autres ?

Ce sont ces questions qui me travaillent en ce moment, dans ma vie d’écriture, dans ma vie tout court. J’y ai apporté souvent de mauvaises réponses. Mais je ne peux pas penser que la question soit mauvaise pour autant. Et surtout, je ne peux pas travailler, dans cet espace d’atelier d’écriture, d’autres questions que celles qui me travaillent personnellement.

Alors, j’ai proposé aux participants un parcours en quatre tableaux, le dernier devant servir de support d’écriture, en ayant en tête les trois premiers.

Premier tableau : ce Noli me tangere de Fra Bartolomeo. Une mise en scène de la mise à distance. Mise à distance renforcée par les dispositifs muséographiques : cordelette interdisant de trop se rapprocher du tableau, vitre posée devant la peinture, dans laquelle on se voit réfléchi (dans les deux sens du terme). Bien sûr il y a dans ce tableau, dans l’épisode de l’apparition du Christ à Marie-Madeleine tel qu’il fut longtemps interprété par l’église, toute la mise en oeuvre de la disjonction entre voir et toucher, l’idée que la révélation ne peut advenir par la chair, impure. Corps de Marie-Madeleine, touché, touchant, vs corps de lumière du Christ, qu’on ne peut qu’admirer. Et comment nous avons basculé dans un régime du voir tout puissant, dont le Louvre serait un des temples.

Mais des détails disent autre chose.

Entre Jésus et Marie-madeleine, à leurs pieds, est posée une urne. Quelque chose d’évidé , conçu pour recevoir, contenir. Que contient-elle ? Du baume ? Elle contient en tout cas notre pensée qui s’y engouffre, comme dans tout vide laissé. Elle contient possiblement une pensée, une pensée qui soit du baume, qui puisse soulager la tristesse du renoncement, consoler de cette nécessité : ne pas chercher à retenir ce qu’on aime, au risque sinon de substituer la consommation à l’amour.

Deuxième détail, la main de Marie Madeleine. L’effet de perspective fait que, même si nous savons qu’elle ne le touche pas, sur la peinture le bout de ses doigts est en contact avec la manche du Christ.. Du point de vue de la peinture ils sont sur la même surface, du point de vue de l’histoire ils sont séparés, car ils ne sont pas sur le même plan.
Ces deux détails me font penser cela, que le vide entre nous peut être investi d’une pensée, autre que la conscience de notre solitude, de notre finitude, et qui puisse nous unir sans nous retenir. Cette pensée n’est ni magique, ni religieuse. Elle est poétique, elle est politique.

Deuxième tableau : l’Annonciation de Carlo Bracesco. Mise en présence de Marie avec l’Ange, une nuée grise et oblique cherche à atteindre la Vierge. On dirait un réacteur. Pour quelle réaction ? Sur le visage de Marie, jusque-là intouchée, on lit une peur, une très grande peur.

Troisième tableau : la stigmatisation de Saint-François d’Assise par Giotto di Bondone.. Une perspective en vertige. Une sorte d’écriture à même la chair, mais en wifi. La souffrance et l’inscription pour nous avertir de cela : si tu ne reçois pas la parole dans ta chair même, tu ne reçois rien (et ceci non plus n’est pas à entendre dans un sens religieux).

Nous arrivions au tableau final, dont j’avais demandé qu’on cache le cartel.
Aux participants, j’ai fait lire le texte d’Henri Michaux, L’époque des illuminés. Et je leur ai ensuite demandé d’écrire sur ce tableau, en pensant aux trois autres vus avant où se manifeste, en peinture, l’invisible, l’invisible pensée aux pouvoirs si effectifs. Je leur ai demandé aussi d’avoir en tête le ton de véhémence prophétique de Michaux, et sa très grande force de libération, qui n’est jamais à confondre avec l’espoir. Je leur ai prononcé aussi ce mot de panique. Et j’ai dit cela aussi, que je venais d’apprendre que le mot émotion n’a pas toujours qualifié seulement nos affects intimes, qu’il a désigné aussi, longtemps, les mouvements collectifs, les émeutes. Je leur ai demandé enfin, de ne pas se faire prendre au piège du magique, du religieux, de l’ancienneté du contexte dans lequel le tableau a été peint. Leur ai demandé d’écrire un texte qui ait un pouvoir effectif sur eux aujourd’hui, sur nous aujourd’hui.

Pendant qu’ils écrivaient j’avais peur un peu de les avoir égarés. Je ne savais tellement pas moi-même vers où je les avais embarqué. J’avais pris des risques, oui.

(Il faut maintenant que je dise cela, que je me donne à moi-même des énigmes, et que je n’ai que cela à partager. )

Pendant qu’ils écrivaient j’ai regardé cette image si concordante avec le personnage du Saint, du messager volant immobile dans le ciel. Je leur ai montré cette image ( Astro le petit robot -manière de désacraliser).

Pendant qu’ils écrivaient j’ai regardé mieux encore le tableau, grâce à nos échanges. J’ai vu le ciel en or, le ciel en feu. J’ai mieux vu l’immensité des murs peints, le gigantesque bloc abstrait mangeant plus de la moitié du tableau. Minimal monument qui obère tout. Tant de blanc nous entoure, nous bouche. Et ce n’est pas par la porte qu’on pourra s’enfuir, il faudra organiser des percées.

Pendant qu’ils écrivaient je me suis reposé cette question : mais de quoi sommes nous prisonniers ?

Il était temps que je découvre le titre du tableau, peint par Sasseta : Le bienheureux Ranieri délivre les pauvres d’une prison. Et pourquoi étaient-ils enfermés ces pauvres gens ? Parce qu’ils avaient des dettes.

Oui, nos dettes nous enferment. Pas seulement celles d’argent. Toutes les sortes d’impuissance que nous avons à nous rendre quitte de notre passé. De notre passé individuel, mais aussi collectif. Car, comment construire l’avenir si nous sommes submergés de dettes à rembourser, dont les intérêts grossissent ?

Ce qui peut nous en libérer, c’est une parole qui n’a pas peur du vide entre nous. Une parole effective, c’est à dire poétique, politique.

J’avais peur quand ils écrivaient de les avoir égarés. De les avoir tellement entraîné dans mes propres questions qui sont des énigmes à moi-même aussi, que de cela ils ne pourraient rien en faire.

Puis ils ont lu leurs textes. Et j’ai été bouleversée de voir à quel point ils avaient pu écrire pour eux-mêmes et pour nous tous des textes puissants. Des textes pour maintenant.