le musée mis à nu par ses visiteurs

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Une œuvre qui vous touche

mardi 6 mai 2014, par Nathalie Pierrée

C’est chargée d’une mission un peu particulière, que je pars arpenter les salles du musée. Il me faut trouver un visiteur qui parle français, qui ne se déplace pas en groupe et qui s’arrête devant un tableau pour une raison autre que celle de prendre une photo ou d’écouter les commentaires de l’audio-guide. Autrement dit, un amoureux du Louvre ou un amateur d’art. Bref, la perle rare au milieu de ces hordes de touristes qui déambulent parmi les dix-huit kilomètres de galeries du musée le plus visité au monde. Et surtout, il me faudra aborder cet original pour lui demander de m’expliquer ce qui le touche dans l’œuvre qu’il contemple.

J’élimine d’emblée l’Aile Denon qui regroupe les « incontournables » de la visite au Louvre pour les touristes (La Joconde, les Noces de Cana, le Sacre de Napoléon…) et j’emprunte l’escalator qui conduit vers le deuxième étage de l’aile Richelieu. À la sortie de l’escalator, après un portrait de Jean Le Bon et un Christ en Croix, je me trouve face à une bifurcation : à droite, la peinture française, à gauche les Écoles du Nord. J’opte pour la gauche. J’arrive dans une petite salle sombre, aux murs marron, dénommée le Studiolo d’Urbino, qui regroupe des portraits d’hommes illustres. Peu de visiteurs s’y arrêtent. La salle suivante est plus large et plus claire, avec ses murs vert pâle. Des touristes se pressent devant La Vierge au Chancelier Rollin. Le sens de la visite me conduit dans la salle des Pays-Bas où Le Peseur d’or et sa femme sont pris d’assaut par les groupes. Je reviens sur mes pas et aperçois une nouvelle bifurcation possible vers la peinture française. Je pénètre dans la salle de la seconde école de Fontainebleau où je retrouve Gabrielle d’Estrée et sa sœur prenant leur bain devant une horde de paparazzis. Je poursuis mon chemin, traverse des salles plus calmes, et m’assois sur un banc pour guetter l’arrivée de l’oiseau rare. Mais au bout de quelques instants, ne voyant rien venir, je décide de poursuivre mon chemin.

J’arrive alors dans l’Aile Sully. Devant moi se trouve une porte vitrée Je la pousse par curiosité et là le miracle se produit : telle Alice à travers le miroir, je pénètre dans un autre univers. Quelques femmes assises sur des sièges pliants devant des paysages de Corot tentent de les reproduire : Vue des jardins de la Villa d’Este, Le pont de Mantes et La cathédrale de Chartres. Je laisse les « copistes » à leur travail et pénètre dans une autre salle. Deux jeunes garçons assis au sol sont absorbés dans la contemplation d’un panorama grandiose, Magdalena Bay, qu’ils tentent de retranscrire crayon noir, penchés sur leurs blocs de dessin. Sur le mur d’en face, un immense tableau : Honneurs funèbres rendus au Titien mort à Venise pendant la peste de 1576. Deux adolescentes rendent honneur au tableau en étudiant sa composition, crayon en main.

Je laisse ces jeunes artistes à leur travail et poursuis mon chemin pour arriver dans la salle de Géricault. Des adolescents, assis parmi leurs carnets et leurs crayons étalés sur le parquet à la bonne odeur de cire, dessinent une course de chevaux, un cavalier sur son cheval, et une tête de lionne. Plus loin une jeune fille dessine debout devant le Bain turc d’Ingres. Il règne dans ces salles une ambiance studieuse et conviviale de bibliothèque ou d’atelier. C’est tellement impressionnant que j’en oublie ma mission, n’osant pas interrompre leur activité créatrice de mes questions intempestives.

Qu’est-ce qui les touche personnellement dans tel ou tel tableau ? Leur réponse est silencieuse, non verbale, gestuelle. Elle passe par une observation attentive, une implication de tout le corps dans le geste de dessiner, de traduire la beauté, la sensualité des courbes et les volumes. Elle passe par le toucher, la caresse du papier avec le crayon. Elle se passe de mots. Elle m’a touchée.