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n°7, rue H. de Balzac

la maison aux fantômes #2

Personne ne comprenait dans le quartier. De laisser une maison à l’abandon. Et pas mal en plus. Ne serait-ce que l’argent que ça représente !... Et quand on voyait aux infos tous ceux qui devaient dormir dehors. Ou dans leurs voitures. Un divorce qui se passait mal, disaient certains. Une histoire d’héritage, d’après d’autres. Que la mésentente parfois dans une famille, comment c’était terrible. Fratricide, c’était pas pour rien ce mot-là. Caïn. Abel. Dans les grilles de mots croisés ces deux-là. Quatre lettres chacun. Personne ne savait trop en réalité. Pas ça qui les empêchait de parler ! Déjà vide la maison quand ils avaient acheté avec André. Les avait fait hésiter un peu. Cette plaie d’abandon et tout bien en ordre autour. Ce qui était sûr c’est que c’est des drôles de façon de faire de laisser un pavillon envahi par le lierre. Parce que ça allait vite. Les herbes qui poussent, les ronces, et le lierre qui s’ancre aux murs, la façon qu’il avait de recouvrir les fenêtres. Les gamins avaient cassé les vitres. Arraché le parquet même il paraît. Qu’ils aient pas mis le feu à la baraque, c’était une chance quand on y repensait. Pour leur propre sécurité qu’on avait décidé de murer le pavillon. La leur et celle des voisins. Ils avaient pas totalement tort au comité d’intérêt de quartier. On pouvait pas laisser ça comme ça. Mais de les voir, là, dans leurs voitures. D’imaginer ses propres gosses, leurs corps sur les sièges... Qu’on ait rien d’autre à leur offrir... Qu’ils imaginent pas d’aller ailleurs... L’été ils allaient ailleurs. Près de la rivière, du côté de Launay. L’aire de loisirs. Ils s’installaient sur les tables à pique-nique. Mais l’hiver... Pas la peine d’aller jusque là-bas. Restaient confinés dans leurs voitures. Les vitres un peu ouvertes pour la buée. Et puis la fumée... Pour ça qu’on les entendait autant les basses... On entendait que ça d’ailleurs. Pas vraiment une musique. Une présence plutôt. Comme la pendule gamine dans la maison des grands-parents. Le balancier qui rendait le temps presque palpable. Pareil un peu. Cette régularité. Noire... croche croche... noire... Pas un brin de mélodie. Du moins de ce qu’elle pouvait entendre. Comme ça, à distance. Pas de paroles non plus. De toute façon les mots... L’état dans lequel ils se mettaient là-dedans, valait mieux pas y penser. Rien que les mots qu’ils avaient. Cassé. Déchiré. Défoncé. C’était adieu au monde. Alors, qu’ils les voient même pas quand ils passent à côté... Rien d’étonnant au fond. Toute l’équipe, comme elle les appelait. Pour eux que ressorti la lunette de Jacques. L’avait laissée dans sa chambre d’enfant. Plus le temps d’observer les planètes désormais. Lui laissait peu de temps son boulot. Alors le nez dans les étoiles... Toujours les mêmes. Neuf, elle en avait compté des hommes. Mais une seule femme. Et réguliers ! À débarquer des quatre coins du lotissement, tous les soirs, un peu passé minuit. Ils avaient essayé pourtant au début, même la petite dame, de leur causer un peu aux jeunes avant de passer le portail d’entrée. De traverser les herbes hautes, les ronces. Les plumets blancs de l’herbe de la pampa. Dernier vestige d’un jardin d’agrément. Les avait vus toquer aux vitres des voitures. Celui qui paraissait le plus jeune avait même sauté sur un capot une fois. Et de gesticuler et d’hurler à réveiller les morts. Mais rien. Pas de réaction. Ni dans les pavillons autour ni dans la voiture. Le musicien, en face, ça se comprend. Pas trop bien placé pour se plaindre question tapage nocturne, à jouer comme il joue des fois des demi journées entières qu’il passe sur sa guitare, et comment il joue fort que ça en devient pénible, des rocks et puis des blues à en plus finir... Mais les autres voisins autour, et les jeunes dans la voiture. Même elle, d’ici, à presque cent mètres les fenêtres fermées... Perçu les cris sans bien comprendre mais... Qu’eux à côté l’aient pas entendu, c’était difficile à croire. Pas une portière ne s’était ouverte, rien. Craint au début qu’ils le prennent mal dans les voitures. Sachant comment ils buvaient sévère et ce qu’ils fumaient. C’est tellement vite arrivé. La nuit surtout ! Toujours eu peur de ça quand Jacques allait en boîte, comme il disait. Qu’une bagarre, un mauvais coup... On lisait ça des fois dans le journal. Lundi matin. Des tragédies de parking. Des vies brisées pour un regard, un mot de trop. Pour un oui, pour un non. Alors là, étant donné le raffut qu’il faisait de bout sur le capot. Et les deux plus costauds après, deux espèces de géants à grosses bacchantes, la manière qu’ils avaient eu de secouer une des voitures, faire semblant de la mettre sur le toit. Mais même ça, ça les avait pas fait réagir, les gamins. À croire qu’ils étaient complètement anesthésiés dans les voitures. À comater comme ils disent. Rassurée, ce soir-là, de voir que la petite dame était restée en retrait. Avec son compagnon. Celui avec qui elle venait tous les soirs. Elle qui arrivait toujours la première, du haut de la rue Marcel Proust. Vieille dame digne, un foulard autour du cou, cheveux ramenés sur le côté. À ses côtés, un type à moustaches qui lui donnait le bras. Plus jeune, la quarantaine à peu près. Très chic. Toujours habillé en noir. Ils marchaient lentement tous les deux. Marchaient en parlant. S’arrêtaient. Elle qui causait souvent pendant les pauses. Le temps de les observer depuis le temps. Repéré chacun leurs façons de faire. Elle, le doigt levé. Souvent qu’elle s’arrêtait. Comme en train de chercher. Puis se remettait à parler de plus belle. Lui, attentif, hochant la tête d’approbation. L’air un peu étonné parfois. Parlant en continu au long de la marche. Ensuite, c’étaient les deux qui débouchaient de la rue Simenon. Un grand type au crâne dégarni. De longs doigts qui tiennent une cigarette. Pas rassurant, celui-ci. N’aurait pas aimé le croiser toute seule. Quelque chose d’inquiétant dans les yeux. C’était difficile à dire mais cette espèce de profondeur dans le regard, ce côté fixe qu’il avait. Même cru qu’il l’avait repérée avec la lunette derrière la fenêtre du bureau. Mais sûrement juste une impression. Aurait fait comment pour l’apercevoir dans la nuit, à l’œil nu ? Avec lui, toujours le même type à chapeau, la pipe à bec. Un maniaque de la cravate et des nœuds papillons. Devait en posséder une de ces collections. Jamais le même deux soirs de suite !... Et toujours assortis au chapeau ! Les mains derrière le dos quand il ne fumait pas sa pipe. Toujours à fureter d’un côté l’autre. S’arrêter devant une maison, se mettre à fixer une fenêtre à regarder on ne savait quoi... La bande des quatre arrivait après. D’abord le trio qui remontait la rue Balzac. En tête, le plus jeune, celui qui jouait les acrobates sur les capots d’abord. Pas de milieu question vêtements. Un soir, des espèces de frusques toutes dépenaillées qu’on aurait dit sorti de chez Emmaüs, le lendemain tout en blanc, beau comme un prince. Des tenues comme on en voyait aux gens des colonies dans les livres de géographie. Et puis une drôle de pipe qu’il fumait de temps en temps, toute fine avec un grand tuyau. Gesticulait beaucoup en tenant sa pipe d’une main, l’autre à fourrager dans ses cheveux pleins d’épis. Beaucoup plus calme le grand vieillard qui l’accompagnait. Du mal à suivre son compagnon malgré ses longues enjambées. Un grand type aux cheveux ras au dessus des oreilles. Habillé comme monsieur tout le monde le papy. Si ce n’était une cravate blanche qu’il portait de temps en temps. À quelques pas en arrière, un des deux costauds qui avaient fait mine de renverser une voiture un soir. Une véritable armoire à glace, celui-ci. Un look un peu comme certains motards, grosse moustache et favoris épais. Jamais un sourire, toujours l’air soucieux, comme s’il ruminait quelque chose. Un sacré contraste avec celui qui les rejoignait. Au carrefour avec la rue Perec. Un rigolo, celui-ci. Enfin, le sentiment qu’il donnait à première vue. Deux grosses touffes de cheveux frisés serrés de chaque côté du crâne. Long bouc au menton. Des fois un jeune chat noir sur l’épaule. Des grands yeux pour rire ou s’étonner. Mais cette impression parfois, quand il arrivait un peu en avance au carrefour, qu’il se retrouvait tout seul à attendre les trois autres, s’allumait une cigarette pour passer le temps. À la lumière du briquet, traits qui se tendent se dire qu’un masque prêt à tomber. Les deux derniers au carrefour des rues Balzac, Proust, et Simenon. Un grand type en costume sombre. Toujours impeccable. Cheveux peignés en arrière. L’air tellement plus posé et digne que l’espèce de déménageur de piano qui l’accompagnait. C’était le surnom qu’elle lui avait donné. D’un débraillé avec sa chemise ouverte, ses cheveux mi-longs jamais peignés, son front dégarni qui luisait à la lumière des lampadaires... Ce qu’ils venaient faire là tous les soirs, ça... D’autant que jamais croisé un seul d’entre eux dans le quartier.

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P.-S.

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