// Vous lisez...

n°21, rue M. Proust

Vive le feu !

Les avait vus les jeunes ; passer.

Il était devant la porte de son garage juste à ce moment-là, en train de fumer une clope lorsque les silhouettes ont défilé rapidement sur le trottoir devant lui avant de prendre à droite Rue Honoré de Balzac, direction Perec, Rimbaud et consort. A d’ailleurs appris dès le lendemain qu’elles s’étaient arrêtées là quelque temps, Allée Arthur Rimbaud, au hasard des bribes de conversation à mi-voix, furtives et exaspérées recueillies le long de son périple jusqu’au bureau de Tabac situé à l’extrémité nord-est du lotissement, au bout de la rue Nathalie Sarraute. Il s’y rendait le moins possible ; n’encaissait pas trop les patrons. Mais la facilité l’y poussait chaque mercredi néanmoins ces derniers temps, pour aller acheter le Canard et sa cartouche de la semaine — « … et que ça ne peut plus durer, ces petits cons et l’impunité dont ils bénéficient » disait la patronne à une cliente avant de couper net le son en voyant, peut-être un peu tard à son goût, débarquer le perfecto de Serge dans sa boutique.

Fait confirmé le lendemain dans le journal et le jour même aux infos régionales : deux bagnoles donc du côté de chez Rimbaud, puis une dans leur fuite Rue Julien Gracq. Quelques poubelles aussi, au passage ; avec son lot de carrosseries gondolées et vitres perlées répandues sur les trottoirs.

Ils étaient dix ou douze, en tenue de rigueur : écharpes remontées jusqu’au bas des yeux, capuches amples au fond desquelles s’enfonce le visage — loin du regard numérique des caméras pourtant installées un peu partout dans le quartier par le maire UMP de la ville à l’époque des émeutes des banlieues — survêtements sombres, baskets. Les voir débouler comme ça en plein cœur de la nuit lui a rappelé sa période boîtes d’œufs : cette sensation grisante de n’être qu’une ombre furtive et solitaire, intruse dans cet espace quotidien devenu immense, creusé par le vide et le silence des rues baignées de la lumière jaune-pisse des lampadaires.

Troupe de guérilla urbaine qui louvoie rapidement entre les bagnoles en roulant des épaules tu ne mets pas longtemps à comprendre qu’il va se passer quelque chose ; qu’ils ne sont pas venus dans le coin dans le seul but de prendre l’air, faire une petite ballade avant de rentrer tranquillement se coucher.

Il a pensé une seconde à appeler les flics.

Et a compris alors qu’il avait vieilli. Que la peur et la frilosité collective l’avaient gagné lui aussi, insidieusement ; avaient usé en partie son désir de révolte, de révolution, son envie de tout mettre à sac dans ce vieux monde, tabula rasa et que le nouveau puisse enfin éclore. Parce que c’est ça qu’il défendait, qu’il a défendu toute sa vie à travers sa gratte, à travers cette musique rock et tout ce qu’elle charrie toujours en lui de rage et d’utopie. Ce qu’il a défendu toute sa vie : la possibilité d’un autre futur.

Et alors qu’est-ce qu’il avait foutu là, à seulement les regarder passer ? Si à part ses instruments et ses disques, le compte est bien maigre de ce qu’il aurait aujourd’hui à perdre : pourquoi ne leur a-t-il pas emboîté le pas pour se joindre à la première étincelle ?

Parce qu’il avait appris avec l’âge que les mecs trimaient dur, pour certains, dans les alentours. Qu’une bagnole en moins et c’est la dèche assurée, l’impossibilité de bosser et la pente sociale qui devient vite savonneuse, l’enchaînement mécanique et souvent irréversible de l’horlogerie du pire : chômedu, dépression, et sans que tu aies le temps de comprendre ce qui se passe réellement toute la clique des huissiers au cul… Pour une bagnole… La vie d’une famille entière parfois suspendue au sort d’un putain de tas de ferraille. Ça le rendait malade, d’y penser.

Parce que c’est aussi eux qu’il fallait défendre — il le savait au fond de lui — ces pauvres types qui, la lame de l’exclusion sous la gorge pour les empêcher de bouger, servaient de chair à saucisse au système et que pour un acte isolé sans conséquence autre que de noyer l’ennui de dix ou douze gamins paumés en mal de sensation d’exister, le jeu n’en valait certainement pas la chandelle.

Il avait fini tranquillement sa clope, un goût amer pourtant dans la bouche, la gorge nouée par la frustration et la colère ; avait éteint ses amplis, rangé sa Gold Top et était remonté à la cuisine faire du café et attendre, sans trop d’illusion sur leur physionomie, les premières conséquences de l’intrusion.

Les fumées noires n’ont pas tardé à passer au-dessus des toits de la rue Honoré de Balzac, vitres qui éclatent en contrepoint sous le choc des cocktails Molotov, suivies d’une clarté de plus en plus vive mêlée aux cris des habitants du quartier et aux hurlements des sirènes de flics et de pompiers.

C’est au milieu de ce vacarme qu’il s’est finalement levé de sa place habituelle et dirigé vers sa chambre à coucher pour, dans l’un des trente ou quarante cartons de 33 tours qui entouraient son matelas jeté à même le sol et auxquels se résumait — avec sa vieille platine CEC, son ampli et ses deux baffles - le mobilier de la pièce, prendre le vinyle et le placer sur le tourne-disque, volume de l’ampli bloqué à tribord, son Epiphone faisant bientôt en décalque du déferlement sonore rugir son ampli de cuisine — un vieux Pignose 5W de voyage acheté dix balles dans un vide-grenier — jusqu’à la résistance limite de la membrane du haut-parleur.

Il s’en foutait, finalement, de tout ça. Trop compliqué pour lui.

Avait envie de jouer, hurler ; c’est tout. LaLaLa ; La ; LaLala… Envie d’une bonne catharsis bérurière et Never mind the bollocks !

Le seul truc qui l’emmerdait vraiment dans tout ça, c’est que Ludo en était lui aussi, des jeunes qu’il avait vu passer ce soir-là…