le musée mis à nu par ses visiteurs

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Entre lui et moi (au Louvre, 2e épisode)

mardi 4 février 2014, par Anne Savelli

Ce mercredi-là, j’ai eu envie de m’éloigner du thème abordé la fois précédente avec Sarraute et Arcimboldo (ce qui, socialement, fait de l’art matière à pouvoir, à domination ; ce qui, en l’absence d’un savoir considéré par tous comme valide, officiel, procède de la honte, d’un sentiment de gêne, de manque...). L’idée était de se demander au contraire comment, au musée, tisser ou retrouver un lien intime avec une œuvre en dehors de tout discours théorique, de tout jugement extérieur, et ce, qui que l’on soit. Et comment exprimer ce lien de soi à l’œuvre, dont la reconnaissance est souvent immédiate mais qui semble si difficile à définir ?

Le Louvre ? Tout le monde le sait, on s’y perd. Les salles ? Foule, piétinements, fatigue, bruit : il n’est pas toujours simple de s’y concentrer. Comment faire ? J’ai décidé de prendre pour point de départ (mental, imaginaire) un lieu qui serait, en quelque sorte, un musée à taille réduite : l’atelier du peintre, du sculpteur. Et dans ce lieu, quoi de plus évident que d’aborder les relations artiste / modèle ? Quoi de plus intime que le portrait (peindre quelqu’un, en fixer les traits pour l’éternité / s’abandonner au regard, aux gestes de qui vous fait face) ? Silence, observation de part et d’autre et dans ces heures passées ensemble, vie et mort imbriquées, nécessairement mêlées...
Et si le modèle parlait ? Si le modèle lui-même était artiste ? Que résulterait-il de ces échanges ?

Ainsi s’est imposé, pour cette séance, L’Atelier d’Alberto Giacometti, de Jean Genet, qui commence ainsi :

Tout homme aura peut-être éprouvé cette sorte de chagrin, sinon la terreur, de voir comment le monde et son histoire semblent pris dans un inéluctable mouvement, qui s’amplifie toujours plus, et qui ne paraît devoir modifier, pour des fins toujours plus grossières, que les manifestations visibles du monde. Ce monde visible est ce qu’il est, et notre action sur lui ne pourra faire qu’il soit absolument autre. On songe donc avec nostalgie à un univers où l’homme, au lieu d’agir aussi furieusement sur l’apparence visible, se serait employé à s’en défaire, non seulement à refuser toute action sur elle, mais à se dénuder assez pour découvrir ce lieu secret, en nous-même, à partir de quoi eut été possible une aventure humaine toute différente. Plus précisément morale sans doute. Mais après tout, c’est peut-être à cette inhumaine condition, à cette inéluctable agencement, que nous devons la nostalgie d’une civilisation qui tâcherait de s’aventurer ailleurs que dans le mensurable. C’est l’œuvre de Giacometti qui me rend notre univers encore plus insupportable, tant il semble que cet artiste ait su écarter ce qui gênait son regard pour découvrir ce qui restera de l’homme quand les faux-semblants seront enlevés.

(...)

Il n’est pas à la beauté d’autre origine que la blessure, singulière, différente pour chacun, cachée ou visible, que tout homme garde en soi, qu’il préserve et où il se retire quand il veut quitter le monde pour une solitude temporaire mais profonde. Il y a donc loin de cet art à ce qu’on nomme le misérabilisme. L’art de Giacometti me semble vouloir découvrir cette blessure secrète de tout être et même de toute chose, afin qu’elle les illumine.

Chercher ce lieu secret, en nous-mêmes... Oui, c’était bien cela. Si ce n’est qu’évidemment, on ne trouve nul Giacometti au Louvre. J’ai alors pensé à Rembrandt, autre artiste admiré de Genet. Mais les salles sont fermées pour travaux depuis plusieurs mois, auraient dû rouvrir l’an dernier... Heureusement, au début du texte de Genet, on trouve encore ceci :

Quand apparut brusquement – car la niche est coupée net, au raz du mur – sous la lumière verte Osiris, j’eus peur. Mes yeux, naturellement, furent les premiers renseignés ? Non. Mes épaules, d’abord, et ma nuque qu’écrasait une main, ou une masse qui m’obligeait à m’enfoncer dans les millénaires égyptiens et, mentalement, à me courber, et davantage même à me ratatiner devant cette petite statue au regard et au sourire durs. Il s’agissait bien d’un dieu. De celui de l’inexorable. (Je parle, on s’en doute peut-être, de la statue d’Osiris, debout, dans la crypte du Louvre) J’avais peur parce qu’il s’agissait, sans erreur possible, d’un dieu. Certaines statues de Giacometti me causent une émotion bien proche de cette terreur, et une fascination presque aussi grande.
Elles me causent encore ce curieux sentiment : elles sont familières, elles marchent dans la rue. Or, elles sont au fond du temps, à l’origine de tout, elles n’en finissent pas d’approcher et de reculer, dans une immobilité souveraine.

Giacometti et Genet étaient tous deux fascinés par l’Egypte ancienne. Giacometti fait d’ailleurs poser Genet dans la position du Scribe accroupi (qui est en tailleur, en réalité). Nous voilà donc partis rendre visite, non pas à la statue d’Osiris (trop de monde dans la crypte) mais au scribe : quel luxe de pouvoir ainsi, s’enfoncer dans les millénaires, passer en quelques mètres de la source du texte à l’œuvre, en entendre des commentaires éclairés...

(septembre 57). La plus belle statue de Giacometti – je parle d’il y a trois ans – je l’ai découverte sous la table, en me baissant pour ramasser mon mégot. Elle était dans la poussière, il la cachait, le pied d’un visiteur maladroit risquait de l’ébrécher...
LUI. - Si elle est vraiment forte, elle se montrera, même si je la cache.

Après cette approche (Qui étaient les scribes ? Que sait-on des modèles, de la façon dont posaient les personnages importants en Egypte ancienne ? Quelles fonctions exactes avaient les statues ?), nous n’avons pas prolongé le texte de Genet, n’avons pas pris sa place face à Giacometti. Mais nous sommes partis d’un autoportrait d’Anna Jouy, écrit le 25 décembre dernier, pour donner forme à ce mystère : être représenté, "doublé" par l’œuvre, demeurer immobile pour un temps / pour l’éternité, c’est accorder une confiance infinie à l’artiste au moment de la pose. Or, que voit-il de nous ? Nous perçoit-il, lui-même, plus intimement que nous ne le pourrions le faire ? Alors qu’il ne nous faut ni bouger ni parler, n’avons-nous pas le secret désir de lui demander de ne pas oublier, surtout...

par exemple :

quelque chose à ne pas oublier de moi : frissonne beaucoup avec avant et pendant. ce froid qu’il fait si souvent dans la bouche comme un glaçon qui tombe. les mots durs, craquant à sauter sur l’émail. tremble de froid. de peur aussi.

Anna Jouy, Invendus.