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Avec les yeux

samedi 18 janvier 2014, par Cécile Portier

Au musée on touche seulement avec les yeux. C’est ce qu’on dit, comme dans les pâtisseries. Cette expression m’interpelle, à cause de cet adverbe, seulement, qui classe le regard comme une autre manière de toucher, une moindre manière de toucher.

Je pense à cette expression de « regard tactile ». À cette expérience que nous avons tous fait, de regarder quelqu’un de dos, et qu’il se retourne, comme si réellement il avait senti quelque chose. Nous nous sommes tous retournés aussi, sous la pression d’un regard posé sur nous.

Le regard tactile, c’est le nom d’un livre de Guiseppe Penone. C’est très parlant que ce soit un sculpteur qui ait éprouvé le besoin d’employer cette expression. Le regard non seulement touche mais il transforme, modèle la matière même de ce qu’il fait apparaître.

Guiseppe Penone a réalisé cette oeuvre, Il continuera sa croissance sauf à cet endroit. Il est venu accrocher, au tronc d’un arbre, sa main, plus exactement son truchement, sa main moulée, en bronze. Sa main d’artiste en quelque sorte, celle qui saura tenir longtemps. Ensuite il laisse le temps jouer. L’arbre croit, par sa périphérie. Il croit de partout, sauf à cet endroit de la strangulation, de l’étreinte, que Penone a imposé à l’arbre pour lui donner une autre forme (forme qui n’est jamais que le souvenir, la trace d’un geste de toucher qui, par l’intervention de sa main d’artiste, dure longtemps).

Que nous donne t-il avec cette oeuvre ? Il nous met en présence d’un geste. Un geste qui est à la fois de dévouement (il donne quand même sa main !), et de prédation. En tout cas, d’altération. Altérer pour faire apparaître. Sans ce geste qui vient contrarier en partie la croissance de l’arbre, on prendrait l’arbre pour une chose, posée dans le monde, statique. Sauf à le découper on ne verrait pas comme il bouge. On ne verrait que sa forme et non pas son mouvement. On oublierait que la forme de l’arbre, la forme de tout être, est un devenir. Ce geste d’étreindre nous donne aussi à voir, dans le temps, la réciprocité de tout contact. Car la main attrape l’arbre, mais l’arbre, plus longuement, réussira à engloutir la main, si bien qu’à la fin on ne saura plus qui enchâsse l’autre.

(Touchons-nous mutuellement pour nous sentir grandir.)

Et puis cela aussi qui est important : c’est la main de l’artiste qui serre, et pourtant ce n’est pas sa main. Ce qui est à l’oeuvre c’est une sorte d’implication médiatisée, qui est une fiction, non pas dans le sens que ce serait faux, mais dans le sens que c’est un geste pensé, et donc plus intense que ces gestes que nous faisons machinalement pour vivre et nous mouvoir (la fiction, l’art, ce sont les gestes que nous faisons pour nous émouvoir – faire ces mouvements qui nous font devenir).

Tout cela est un détour. Un détour pour revenir au musée, interroger cette injonction qui nous est tacitement faite de toucher seulement avec les yeux. Cette première séance d’atelier j’ai voulu qu’elle ait lieu dans la salle des sculptures dite des caryatides, pour le désir fort qui m’avait pris un jour dans cette salle, à regarder les corps exposés, de les toucher. Toucher, pas s’emparer. Toucher comme caresser. Toucher finalement, très différemment d’en pâtisserie.

Mais qu’est-ce que ça bien vouloir dire, cette idée de toucher des formes, quand la matière n’est pas celle que la forme promet ? La chair s’est absentée. Et les marbres qu’on peut admirer au Louvre dans cette salle magnifique ne sont eux-mêmes que les copies, les témoignages d’autres, plus anciens, disparus.
On dirait que cette question me travaille beaucoup, cette question de savoir ce qui se transmet dans le temps et l’espace entre des corps absents, cette question de savoir comment réinventer une présence, pour aujourd’hui, qui sache se jouer de ce qui nous éloigne les uns des autres, en faisant du langage un véhicule qui ne soit pas que d’idées.

(C’est comme si nous avions à nous dé-méduser, nous libérer de ce qui nous pétrifie, en réinventant un regard aimant)

Dans cette salle il y a l’hermaphrodite endormi, à l’ambiguïté composite (dans son corps même, mais aussi dans son apparat – le matelas de marbre, follement moelleux, sur laquelle repose le corps est l’oeuvre du Bernin, quand la statue elle-même est du IIème siècle après JC.)

Il y a surtout, il y avait, car lors de l’atelier d’écriture elle n’y était pas (prêtée sans doute ? Toujours est-il que cette absence m’a fait sourire, tellement elle faisait écho à mon projet) une Aphrodite accroupie, manquante en de nombreux endroits d’elle-même. Et au dos de cette Aphrodite, une main. Une petite main d’Eros, vestige d’un contact ancien, toujours actif. Ou alors, manifestation du regard tactile. Le corps d’enfant qui prolongeait cette main n’y est plus. La main elle-même est frappée de fiction : la notice de l’oeuvre indique qu’il n’est pas certain que la statue originelle d’Aphrodite dont cette sculpture est la copie ait été, elle, ainsi accompagnée.

Cette petite main d’Eros, j’en avais fait connaissance avant celle de Penone. Main de prédation, de quémande ou de protection ? Elle définit, en tout cas, une zone de sensibilité. Celle qui précisément m’intéresse dans l’acte d’écrire.

Ma proposition d’écriture, ce jour là fut celle-là. Que chacun élise une statue et un endroit précis du corps représenté. Pas plus que la taille d’une paume. Et que chacun la touche avec les yeux, avec toute l’intensité qu’il est possible de mettre dans un geste pensé, un geste d’émotion. Qu’en un mot, chacun vienne poser sa main d’écriture, cette fiction active.

Il est un très ancien genre qui s’attache à écrire le corps par fragment à glorifier, à aimer. Nous avons réinvesti le genre du blason, comme l’a fait aussi Régine Détambel dans son très beau Blasons d’un corps masculin. De ce livre, j’ai lu en séance ce passage « Un jour, il lui dit qu’elle aura beau le regarder, le dévorer, l’inspecter, le toiser, le mirer comme un œuf et lui scruter les lobes d’oreille, lui sonder les orbites, elle ne le possédera jamais tout entier et devra se contenter de ces petits larcins, ces parcelles, ce grappillage mesquin. Elle lui répond qu’elle le regarde pour qu’il continue à penser à elle, qu’il ne disparaisse pas. Elle craint, s’il vieillissait maintenant, si, du jour au lendemain, il n’était plus, de n’avoir pas su garder en mémoire son aura, sa lumière, sa couleur et tout ce qui émane de sa façon de souffler et de porter ses vêtements.
Un autre jour, elle dit : Je te picore comme un tableau qu’on ne peut pas sortir du musée où il est si bien gardé, et dont on veut pourtant se souvenir. »

(Manière de dire, que si c’est bien un regard de détail que je requiers, c’est pour défaire le travail des Erynies comme celui de Méduse, c’est pour recollecter ce qui de nous s’éparpille, par le temps, le mauvais temps – pensée pour les statues amputées, émoussées).