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Sa main…

vendredi 26 février 2016, par Camille Suze

Assise sur un tabouret devant la toile, je devine le regard de cette femme. Je me suis attaquée à un détail délicat du tableau : sa main.

Le tableau est légèrement de biais afin que je ne sois pas obligée de déplacer mon corps pour regarder minutieusement la forme de sa main en triangle, son poignet jaillissant de sa robe, la position de ses doigts, les ombres portées sur sa peau colorée.
Plongée dans une concentration extrême, mes sens semblent se décupler à l’infini. Je discerne son énergie avec une clairvoyance que je ne peux avoir qu’en des moments pareils. Chaque bruit, chaque souffle parvient à mes oreilles pourvues d’une sensibilité exacerbée.

Le plus faible sursaut attire mon regard. Bientôt, le soulèvement de son ventre donne un rythme lancinant au tracé de mon crayon. Je reprends quelques détails, le petit doigt se place légèrement plus haut. Je marque imperceptiblement quelques nuances de couleur pour la phase d’après, la picturalité. Je soulève les yeux par à coups. Un fil invisible semble me relier à cette main qui, hier encore, n’aurait pu se poser gracieusement sur cette robe pour être fixée à jamais sur la toile.

Ma tête ne bouge pas, seuls mes yeux guident mon geste laissant quelques repentirs. Son poignet délicat tourne délicatement sa main. Je regarde intensément ce mouvement afin de capter cette délicatesse qui m’émeut. Dans mon champ de vision, son sein m’apparaît dans le flou. Un malaise, une gêne contenue s’empare de moi par moment. Je sens, par le frémissement de sa peau, qu’elle s’en rend compte. Dévoiler ce sein n’a pas été une mince affaire. Elle ne voulait pas. Il a fallu quelques mots bien placés pour lui faire comprendre la symbolique que je voulais y mettre.

Je la regarde de temps en temps dans les yeux pour voir si elle se met dans son personnage, comme représentante de la femme noire libre et émancipée... Je croise son regard... fugace connexion... elle semble à demi-tranchant.. son œil droit regarde sur le côté, au loin comme je lui ai demandé... tandis que son œil gauche ne peut s’empêcher de me regarder, comme pour me défier, ou tenter de prendre confiance... Je n’arrive pas à savoir ce qu’il se passe au fond d’elle... un mélange de doute, de contenance, de pudeur me met dans une posture tantôt de voyeuse tantôt d’un grand maître effectuant un portrait avant-gardiste.

Je poursuis mon œuvre, cette fois au pinceau fin... je prends mes tubes de peinture à l’huile, du noir, du blanc, du rouge, du jaune, du bleu et commence à effectuer mes mélanges... Je lui demande si elle ne souffre pas trop de l’immobilité de la posture. Sans réponse, je lève les yeux et découvre un sourire discret et un regard reconnaissant... sa position est d’un calme surprenant... une force, une aura jaillit de tout son être et illumine la pièce. Je veux capter tout ça... un peu de rouge mélangé à du jaune, je tourne doucement et un orange apparaît, j’ajoute du noir en petite quantité afin de trouver la teinte exacte de sa peau. Une couleur chocolat, gourmande voit le jour... j’en mets un peu de côté afin de créer d’autres nuances... un peu de blanc pour éclaircir. Je vérifie sa main et observe au moins une dizaine de teintes différentes. Je commence par le plus clair, la lumière vient éclairer une partie de son index. Je prends le manche du pinceau à bout plat et applique la couleur par touche grossière. Son sein déjà coloré a quelques teintes identiques à sa main. Chaque fois que je pose mon regard sur son sein, elle émet un mouvement réflexe... qu’elle tente de contrôler... toutes les émotions qu’elle ressent me parviennent sans pouvoir les traduire par des mots... je vis les choses en miroir.

Les premières séances étaient chargées et mon geste un peu fébrile dû à sa nervosité... petit à petit, j’ai gagné sa confiance... je crois que peindre son sein a été le plus difficile... encore aujourd’hui peindre sa main à côté de ce sein bien ferme est une opération qui demande du temps... voilà déjà deux heures que j’applique des touches par pâte épaisse.. heureusement que la peinture à l’huile ne sèche pas instantanément... je modifie en permanence les nuances... ses veines sont quasi invisibles... les creux de ses doigts se rapprochent du blanc... mes yeux fatiguent... je sens qu’elle est rentrée dans un rêve éveillé, une sorte de transe.... impassible telle une statue !

Je m’étire le dos... courbée pendant tout ce temps faisant des va et vient d’avant en arrière... elle me regarde... ses sourcils se soulèvent comme pour me demander si la séance est terminée pour aujourd’hui... je fais un léger mouvement de la tête... et avec une lenteur mélodieuse, son corps reprend peu à peu vie... sa main droite se soulève et dans cette danse voluptueuse, elle soulève son épaule pour remonter sa robe et cacher son sein... chaque partie de son corps se met à bouger l’une après l’autre.. son corps réveillé, elle se lève, me fait une révérence, me dit « à demain » et s’en va avec une prestance toujours plus affirmée...

A mon tour, les membres de mon propre corps se réveillent...

Camille Suze


En atelier avec Cécile Portier Le Louvre, 6 janvier 2016
à partir de : Portrait d’une négresse (salon de 1800) H. : 0,81 m. ; L. : 0,65 m. Marie-Guillemine Benoist (1768-1826)