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La main (ça recommence)

vendredi 26 février 2016, par Pierre-Louis Fort

Ca recommence. Elle bouge. Imperceptiblement. Mais elle bouge. Comment réussir à la saisir si elle ne tient pas en place. Je crois que je n’arriverai pas à peindre sa main droite si elle continue ainsi. Soyons franche, j’ai très bien réussi la main gauche, la finesse des doigts, le léger écartement entre l’index et le majeur, le contraste entre la peau mate et le tissu légèrement rugueux, le chatoiement infini du blanc qui tranche avec la noirceur de sa carnation. Mais cette deuxième main, celle que je gardais pour la fin, je ne vais pas y arriver.

A peine l’ai-je quittée du regard qu’elle modifie imperceptiblement sa position. C’est à devenir folle. Je lui ai pourtant expliqué qu’il était très important de rester statique, que la peinture a beau être un art vivant, c’est d’elle presque morte que je dois me nourrir. A se demander si elle ne serait pas trop vivante.

Je fronce les sourcils pour montrer que je suis concentrée, oriente ostensiblement mon regard sur cette satanée main. Je vois du coin de l’œil qu’elle sait ce que je suis en train de faire, même si elle semble regarder dans le vide. Elle se joue de moi la négresse, moi qui pourtant lui offre tout mon art, lui fait don de ce portrait, la magnifie en moderne Marianne.

Concentrons nous, travaillons sur cette main. Deux blocs. Elle serre le poing et sépare les doigts : l’index et le pouce rassemblés. Bien. Le majeur et l’annulaire également. D’accord. L’auriculaire invisible, enfoncé dans le drapé blanc. Parfait. Tâchons de peindre à la fois l’unité mais également la singularité de chacun de ses doigts.
Mais elle recommence. Elle bouge. Et ma main à moi dérape. J’accentue trop les contrastes, le blanc et le noir. Les doigts que je peins ne ressemblent plus à des doigts. Vite, renforcer la couleur pour accentuer la différence entre le dessus de la main et les doigts, suggérer ce léger repli sur l’intérieur. J’y suis presque. Encore une touche ou deux de couleur, ajouter du pigment et ce sera parfait.
Bouge, bouge tant que tu veux jolie négresse, je les ai tes doigts, quand bien même tu ne le voulais pas.

Elle sourit. Elle ne devrait pas, je dois retoucher la bouche et son expression s’éloigne de cette moue boudeuse que j’avais réussi à capter au premier trait de pinceau.
Revenons aux doigts. Comment ai-je pu penser un instant être satisfaite ? Quelle disgrâce. Il faut en convenir. Voilà certainement le détail le plus raté de ma composition.

Voilà que la touche finale déstabilise la composition d’ensemble. Problème de méthode certainement, pourquoi avoir cette fois atomisé mon tableau, pourquoi avoir peint morceau par morceau alors que, d’habitude, je peins l’ensemble, raffinant couche après couche, détail après détail. Cette idée de procéder par détails ne fonctionne pas. Enfin, elle fonctionnait jusqu’à ce que je doive peindre cette horrible main droite.
Plus le temps de maquiller cet énorme râté : peindre quelque chose par dessus me prendrait trop de temps alors qu’on attend dans la pièce d’à côté un tableau fini dans moins d’une demie heure. Cette urgence qui me paralyse, c’est elle qui m’a fait échouer dans la peinture des doigts. Elle, et cette absence d’immobilité du modèle.

Dire que l’ensemble fonctionnait tellement bien. Qu’en penseront les générations à venir ? Qu’en dira-t-on dans 200 ou 300 ans ? Les spectateurs du tableau souligneront la grâce et la légèreté de l’ensemble et puis, à un moment ou à un autre, ils reviendront sur cette main ratée. Et ils resteront sur cette impression. Sauf... sauf si je mets ma signature juste au dessus ! Dans cet endroit un peu décalé, pas en bas à droite, mais au dessus de la main. C’est inattendu, cela les surprendra ! Excellente idée ? Apposons notre paraphe au dessus de cet énorme raté. Il détournera l’attention. Et elle aura beau bouger, je signerai d’un trait sûr !

P.L.F


En atelier avec Cécile Portier Le Louvre, 6 janvier 2016
à partir de : Portrait d’une négresse (salon de 1800) H. : 0,81 m. ; L. : 0,65 m. Marie-Guillemine Benoist (1768-1826)