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n°21, rue M. Proust

Ludo#4

Putain, t’es en train de pioncer tranquille et tu te retrouves en calebut face contre terre, la queue entre les jambes les mains dans le dos la tronche écrabouillée sur le carrelage de ta piaule avec un genou bien profond planté entre les omoplates ; tu comprends rien à ce qui t’arrive ; au bruit partout autour ; aux bruits de bottes ; aux cris de guerre - « À TERRE ! » « FACE CONTRE TERRE ! » « TU BOUGES PLUS ! » - et hurlements sanglotants et terrorisés de ton gamin de l’autre côté du couloir ; quelques secondes plus tard ; dans la même position que toi ; quatre-vingt dix kilos d’institution brute de décoffrage plaqués sur les épaules ; tu dors à poil c’est pareil ; du pareil au même pour eux ; rien à foutre de ta dignité ; manu militari hors du plumard ; au cas ou tu dormirais avec un canon scié sous l’oreiller ; t’es un criminel de toutes façons, tu vois ; un sous-homme ; une pauvre merde de cité, rebut de leur putain d’ordre républicain, tout juste bonne à être écrasée sous la semelle crampons de la Sécurité Publique ; ils débarquent chez toi comme ça, entrent à coups de bélier en hurlant comme des cinglés mais quarante piges que j’me lève aussi tous les matins pour honorer le turbin, moi ; alors venez pas me faire chier les gars ; j’aurais dû leur dire ; putain ! Venez pas m’emmerder et me traiter comme de la merde devant mon gosse ; le deal j’le respecte ; depuis le début ; il me crame à petit feu mais j’le respecte ; merde ! J’ai pas choisi ; et le taff, j’l’ai toujours fait ; j’baisse mon froc comme Monsieur Tout Le Monde ; pas la peine d’en rajouter ; alors venez pas me faire chier ; devant mon gosse ; par-dessus le marché ; t’imagines ? Parce que ça ne leur viendrait même pas à l’esprit que c’est déjà peut-être suffisamment dur à avaler ; lui faire subir toute cette misère depuis sa naissance ; cette putain de vie de crevard abonné au produits discount et aux fringues Emmaüs, parqué douze mois par an comme une bête dans ces blocs de béton glauques à pleurer toutes les larmes de ton corps et dont tout le monde se contrefout ; excepté pour nous cracher dessus ; ou nous convertir en promesses électorales ; nous montrer du doigt ; nous brosser dans le sens du poil ; ça dépend du vent ; extirper de notre masse noire de la suie des lisières de ville deux trois singes savants pour les citer en exemple dans une émission grand public sur les exploits de leur politique d’intégration ; leurs modèles de réussite ; façon Sarkozy ou Machin-truc ; quand ça leur chante ; quand ça les arrange et qu’ils ont l’occaz de se faire un joli petit magot sur notre dos ; nous bouffer encore un peu de la laine qu’on a encore dessus ; au cas où il nous en resterait trop ; suffisamment dur, putain ; même si j’sais qu’en-dessous y du monde, encore ; et qu’ils sont un paquet à ne plus avoir le luxe de pouvoir quitter les trottoirs et rentrer peinards dans leur cage à poules ; faut pas se la raconter mon pote ; on déconne pas avec ces trucs-là ; moi, j’me dis tous les soirs que pour avoir l’occasion de trimer, faut avoir quelque chose comme de la chance aujourd’hui ; tiens, ressers donc un godet ; ça ne leur viendrait même pas à l’esprit ; que le gosse, il avait pas besoin de ça ; en plus de tout le reste ; j’aurais dû leur dire ; tu vois ; pis vous inquiétez pas les gars, avec la guibolle qu’il a, va pas partir en courant le gamin ! Putain ! Leur cracher à la gueule : pourra pas aller bien loin le môme ! Mais - crois-moi si tu veux - t’as pas eu un son de sorti ; pas un seul ; j’suis resté planté comme un con au milieu de mon salon à les laisser faire leur petite perquiz tranquilles, tout mettre en bordel dans l’appart, avec tout ça dans la gorge en train de tricoter une pelote de haine capable t’étouffer un bœuf mais y a pas une syllabe que j’ai pu extraire de toute cette merde qui s’accumulait dans le gosier ; toute cette colère ; cette frustration ; cette injustice ; j’sais pas trop comment dire ; sec comme un coup de trique, j’suis resté ; à ne pas se reconnaitre soi-même, j’t’assure ; un truc de ouf ; dis-moi, elle chauffe comme il faut la mixture ! Un bail que j’en avais plus bu ; trop cher pour l’ordinaire de toutes façons ; t’en prends pas ? T’es sûr ? Un petit fond pour m’accompagner ? Avec le café ? Cherche pas ; c’est pas un drame ; j’peux picoler tout seul ; on peut dire que j’ai vaguement l’habitude ; cherche pas, j’te dis, cherche pas ; une belle bande de salauds ; putain ; même s’il a fait des conneries, ce petit con ; j’le reconnais ; ok, il a fait des conneries ; j’suis le premier à le reconnaître ; c’était pas malin ; ok ; pas vraiment malin de planquer le flingue et la came du copain en haut de l’armoire de sa piaule en échange de la gratte et de l’ampli ; le temps qu’il se fasse un peu oublier, le type ; mais c’était juste un service ; pour une semaine ou deux à ce qu’il lui avait dit ; c’était pas à lui, merde ; vraiment la poisse qu’ils aient débarqué juste à ce moment-là, les condés ; pas malin d’aller brûler des caisses dans le lotissement ; ok ; mais qu’est-ce que tu veux ; peut-être bien que tout ce qui ne fait pas dix-huit étages avec vue imprenable sur la rocade, c’est devenu du luxe pour eux ; vu de là-haut, il fait style comme ils disent, votre lotissement ; vos petites baraques vos garages et tout ; ça leur fait envie, aux gosses ; alors ils se vengent, tu vois ; comme il peuvent ; c’est pas malin ; ok c’est pas malin mais pas non plus la peine d’en faire des tonnes ; il a pas violé quand même Ludo ; ni même tué ; Pfff… ; tiens, ressers donc un godet ; ça me rend dingue d’y penser, tu vois ; complètement dingue ; j’te jure ; t’en veux toujours pas ? Mais bon, c’est la vie ; comme on dit ; avoir cru tout faire pour éviter l’écueil et pan ! Des Bleus partout ; au saut du lit ; à piétiner tes derniers espoirs d’avoir été moins naze que tes voisins de palier ; dans les piaules la cuisine le salon ; à vider comme des sagouins et une par une toutes tes pochettes de trente-trois tours collectors pour en vérifier l’intérieur au cas où le gamin aurait voulu se donner plus de mal que de raison ; avec cette impression dégueulasse que tu n’es plus rien ; que plus rien n’est à toi ; ton appart tout ça ; que les pièces ont brusquement rétréci au lavage ; avec tous ces molosses à l’intérieur ; sapés sombre ; Police Milice ; tu t’en souviens ? La reprise improvisée que vous en aviez faite au Blue Bird ; le délire ! Putain ! A feu et à sang ce soir-là, le rade ! Un truc de ouf ! Tonton Édouard raide mort se mettant à insulter les condés venus réclamer la fermeture toi qui lances le riff plein pot et les gars hystéros tout d’un coup ; embrasés ; une allumette balancée dans un bidon d’alcool ; une vraie torche humaine ; les gars qui foncent dans le tas de poulets pour les shooter dehors et beugler le refrain tue-tête dans la rue ; Police, Milice, organisée ! Concert sauvage ! Putain le pied ! Police Milice, prête à tirer ! J’aurais dû leur mettre, l’album ; t’imagines ? Messieurs, je vais vous mettre un peu de musique ! Arrivé à vingt ans tu t’engages dans la Police T’as bien raison mon gars, la France a besoin d’Milice ! T’imagines ? Le délire ! Tu t’en souviens, de l’intro… ? Ouais, c’est ça ! Tintin Tou-kou-tou-kou Tintin… ! A fond l’ampli ! Comme à la belle époque ! Yeah ! Arrivé à vingt ans tu t’engages dans la Police T’as bien raison mon gars la France a besoin d’Milice T’iras te pavaner au milieu des carrefours Histoire de diriger les gens et de jouer au bourg Police Milice, organisée Police Milice, prête à tirer…  ; tiens, bois donc un godet mon pote ! Tout est factice ! Ah, tu me fais plaisir, là…