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Anthologie

maison forte

La maison forte des Hautes Falizes était un des blockhaus qu’on avait construits en pleine forêt pour interdire aux blindés l’accès des pénétrantes descendant de l’Ardenne belge vers la ligne de la Meuse. C’était un bloc de béton assez bas, où on accédait vers l’arrière par une porte blindée et un sentier en chicane qui traversait une petite plantation de barbelés serrée contre le blockhaus à la manière d’un carré de choux. On l’avait barbouillé à la diable d’un vert olive délavé qui sentait la moisissure : des espèces de dartres fongueuses entretenues par la touffeur du sou-bois laissaient suppurer sur les parois des taches humides, comme si on y avait étendu tous les jours des draps mouillés. L’avant du blockhaus était troué de deux embrasures ; l’une, étroite, pour une mitrailleuse, l’autre, un peu plus large, pour un canon anti-char. Sur ce bloc trapu reposait comme sur un socle trop étroit l’étage débordant d’une maisonnette, où on accédait latéralement par un escalier de fer ajouré, pareil au fire-escape des maisons américaines : c’était le logement de la garnison minuscule. La laideur en était celle des corons ouvriers ou des maisonnettes de garde-barrière ; les hivers mouillés du sous-bois avaient rongé l’appareillage mesquin, arraché le crépi par plaques, charbonné à l’aplomb des fenêtres et des marches de l’escalier de longs pleurs de rouille qui descendaient jusque sur le béton. Sous le rebord du toit, et sur des cordes pendues entre les fenêtres et les branches toutes proches, du linge et des toiles de tente pendaient à sécher. Contre le blockhaus s’adossait le treillage galvanisé tout neuf d’un poulailler, et une mauvaise cabane à lapins en planches ; des boîtes de conserves qu’on avait dû jeter des fenêtres et des demi_boules de pain moisies ensemençaient partout le carré de barbelés. Le bizarre accouplement de ce mastaba de la préhistoire avec une guinguette décatie de la pire banlieue, au milieu du bric à brac de bohémiens en forêt, avait quelque chose de parfaitement improbable. Par les fenêtres ouvertes, un poumon de fer faisait ronfler puissamment la forêt d’une musique de bastringue, que coupa net le bruit de la camionnette.

Julien Gracq, Un Balcon en forêt