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n°21, rue M. Proust

Ludo#3

Les Paul hurlante sur tête Marshall JCM 800 baignée dans la lumière rouge du garage, le môme avait tout de suite accroché, les yeux ronds comme étaient ceux de son père devant la scène du Blue Bird, trente ans auparavant. Rivés au manche.

Est revenu dès le lendemain, après le bahut. Les autres jours aussi. S’asseyait dans le coin gauche du box à côté du radiateur bain d’huile et écoutait, le regard fixe et exorbité comme celui d’un possédé. Serge jouait, sans prononcer une parole ; jouait et réalisait qu’un public, un paquet de temps tous comptes faits qu’il n’en avait plus eu en face.

Parfois, le gamin lui demandait brusquement des précisions sur un titre : le groupe, le guitariste, l’époque – certainement pour des morceaux qui lui disaient vaguement quelque chose, entendus peut-être des centaines de fois à la maison sur la vieille platine de son vieux dans l’indifférence la plus complète et qui tout à coup se révélaient à lui, prenaient sens à ses yeux, éveillaient sa curiosité, poussés subitement dans la lumière par le visuel hallucinant de l’instrumentiste leur donnant vie, deux mètres devant lui. Et l’effet que ça fait à ce moment-là, cette magie qui se dégage de la scène d’un type qui fait sonner plein pot pour la première fois devant toi un bon shuffle, la rythmique de Hey Joe, le riff de Brown Sugar ou le solo de Stairway to heaven… tu passes ta vie entière de musicien à essayer de la faire revivre en toi. Parfois le gamin demandait et Serge parlait, alors ; parlait et réalisait qu’un interlocuteur, un paquet de temps tous comptes faits qu’il n’en avait plus eu en face.

Un soir, Ludo est reparti claudiquant, l’Epiphone et le Pignose sous le bras. Un jack et trois médiators.

D’un mois il ne l’a plus vu.

Peut-être plus.

Puis il est revenu : mais pour jouer cette fois-ci. Les bribes de morceaux qu’il avait bricolés en essayant de reproduire ce qu’il avait vu pendant ces quelques semaines et en écoutant enfin attentivement chez lui les vieux vinyles paternels, reliques soigneusement classées par groupes et époques dans le meuble télé que Stan ressortaient encore parfois au réveil, en fin d’après-midi, avant de se coltiner sa bonne heure et demi de transports en commun jusqu’à l’usine – une vieille habitude qui refaisait par intermittences surface, juste avant que le ras-le-bol de « cette putain de vie de merde de banlieusard de merde » ne lui fasse définitivement péter les plombs et tout envoyer balader. Ou bien le dimanche matin, après le café ; The song remains the same plusieurs fois en entier avec plusieurs fois de suite la face No Quarter/Stairway, lorsque l’étau social se desserre enfin momentanément et que prendre quelques heures avachi dans ton canapé à essayer d’oublier ce qui t’attend la semaine suivante devient alors possible.

Serge n’a pas dit non : « Mais quelques plans vite fait alors… Après tu te démerdes » ; peut-être pour ne pas avoir l’air d’y prendre trop de plaisir, faire mine orgueilleuse et un peu ridicule de vieux briscard blasé et asocial devant la voix qui lui chuchotait à l’oreille que ça allait durer un temps, cette histoire. Qu’il l’aimait bien ce môme. Qu’il aimait bien Stan. Et que c’était bien comme ça : un peu de vie sociale, à nouveau. De relations humaines. En échange, et comme il ne voulait rien demander à son père niveau tunes, Ludo se débrouillerait pour le fourguer gratuitement en à peu près tout ce qui peut se fumer de potable dans le coin, cigarettes comprises. Alors cartouches de contrebande rouges et blanches au cocktail chimique détonant mais qui lui permettraient d’éviter un temps les fachos du bureau de tabac et d’améliorer sensiblement son quotidien, sortir un peu des pâtes aux pâtes, s’acheter un steak de temps en temps, prendre un peu plus souvent le bus pour le centre ville, boire un café en terrasse si soleil et pourquoi pas aller sonner chez quelques vieux potes zicos pour voir si il y existait encore, même si ce devait certainement être sous la forme plus ou moins floue d’un souvenir plus ou moins vague noyé dans les volutes lourdes et récurrentes des pétards deux feuilles.

Un bon deal en tous cas, qui lui permettrait de son côté d’arrêter de passer son temps à courir après Sami, le livreur de pizzas du Speed Rabbit de Launay qui le ravitaillait depuis pas mal de temps entre deux courses mais commençait à prendre ses aises, lui fourguer du produit infumable coupé au cirage.

Aussi, Ludo avait un plan pour une gratte et un ampli. Pas le genre de matos qui intéressait vraiment ses potes, alors il était seul sur le coup. Il demandait juste une petite rallonge sur le prêt du matos : une semaine ou deux maxi et il serait équipé pour un tarif imbattable. Epiphone noire imitation Les Paul et Marshall MG 30W : « un peu comme toi, quoi. »