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Anthologie

les Garennes

Céline | Voyage au bout de la nuit

Entre la rue Ventru et la place Lénine, c’est plus guère que des immeubles locatifs. Les entrepreneurs ont pris presque tout ce qu’il y avait encore là de campagne, les Garennes, comme on les appelait. Il en restait tout juste encore un petit peu vers le bout, quelques terrains vagues, après le dernier bec de gaz.

Coincés entre les bâtisses, moisissent ainsi quelques pavillons résistants, quatre pièces avec un gros poêle dans le couloir d’en bas ; on l’allume à peine, c’est vrai, le feu, à cause de l’économie. Il fume dans l’humidité. C’est des pavillons de rentiers, ceux qui restent. Dès qu’on entre chez eux on tousse à cause de la fumée. C’est pas des rentiers riches qui sont restés par là, non, surtout les Henrouille où on m’envoyait. Mais tout de même c’était des gens qui possédaient un petit quelque chose.

En entrant, ça sentait chez les Henrouille, en plus de la fumée, les cabinets et le ragoût. Leur pavillon venait de finir d’être payé. Ça leur représentait cinquante bonnes années d’économies. Dès qu’on entrait chez eux et qu’on les voyait on se demandait ce qu’ils avaient tous les deux. Eh bien, ce qu’ils avaient les Henrouille de pas naturel, c’était de ne jamais avoir dépensé pendant cinquante ans un seul sou à eux sans l’avoir regretté. C’est avec leur chair et leur esprit qu’ils avaient acquis leur maison, tel l’escargot. Mais lui l’escargot fait ça sans s’en douter.

Les Henrouille eux, n’en revenaient pas d’avoir passé à travers la vie rien que pour avoir une maison et comme des gens qu’on vient de désemmurer ça les étonnait. Ils doivent faire une drôle de tête les gens quand on les extirpe des oubliettes.

Les Henrouille, dès avant leur mariage, ils y pensaient déjà à s’acheter une maison. Séparément d’abord, et puis après, ensemble. Ils s’étaient refusé de penser à autre chose pendant un demi-siècle et quand la vie les avait forcés à penser à autre chose, à la guerre par exemple, et surtout à leur fils, ça les avait rendus tout à fait malades.

Quand ils avaient emménagé dans leur pavillon, jeunes mariés, avec déjà leurs dix ans d’économie chacun, il n’était pas tout à fait terminé. Il était encore situé au milieu des champs le pavillon. Pour y parvenir, l’hiver, fallait prendre des sabots, on les laissait chez le fruitier du coin de la Révolte en partant le matin au boulot, à six heures, à la station du tramway à cheval, pour Paris, à trois kilomètres de là pour deux sous.

Ça représente une belle santé pour y tenir toute une vie à un régime pareil. Leur portrait était au-dessus du lit, au premier étage, pris le jour de la noce. Elle était payée aussi leur chambre à coucher, les meubles, et même depuis longtemps. Toutes les factures acquittées depuis dix, vingt, quarante ans sont du reste épinglées ensemble, dans le tiroir d’en haut de la commode et le livre des comptes complètement à jour est en bas dans la salle à manger où on ne mange jamais. Henrouille vous montrera si vous voulez. Le samedi, c’est lui qui balance les comptes dans la salle à manger. Eux, ils ont toujours mangé dans la cuisine.

Céline, Voyage au bout de la nuit