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n°21, rue M. Proust

Ludo#1

Stan, le père de Ludo, il l’avait rencontré au Blue Bird à l’époque où ils y avaient leurs habitudes. Avant que l’établissement ne change une première fois de main et ne dérive ensuite, lentement mais sûrement, au gré des changements successifs de propriétaire, jusqu’à la fermeture définitive et la liquidation du nom, il y a dix ans cette année. Aujourd’hui devenu un prototype du bar cosy pour bobos bien pensants, à la déco vaguement irlandaise.

Serge était dans sa vingtaine ; Stan un peu plus âgé, pas loin des trente peut-être.

La belle époque.

Où le Blue Bird était rapidement devenu, et ce peu de temps après son ouverture, le temple provincial incontesté de la blue note ; un vrai bar blues, comme on disait. Sans chichis. Voire bien crado. Fait de sueur et de poussière. Avec parfois quelques blattes en pèlerinage sur le comptoir qui venaient rôder autour de ton demi Stella, ou encore escaladaient en escadrons les pieds de toms, de charley, de micro ou de guitares grossièrement rafistolés par le patron himself à grand renfort de Chaterton brun. Pas de tables ni de chaises : juste une scène en bois toute équipée – une batterie rudimentaire, un ampli basse et deux amplis guitare Fender Twin Reverb, micros et petite sono chant - de deux mètres sur trois environ ainsi qu’un bar agrémenté de quelques tabourets assortis, avec tout le monde debout entre les deux. Et des concerts surtout, six jours sur sept ; le reste du temps en scène ouverte. Tu venais avec ta gratte et ton jack et tu jouais, dès que tu en avais l’occasion. Du blues. Dans n’importe quel état. Avec n’importe qui.

Sorte de PMU musical, où tu pouvais faire autre chose en t’enfilant quelques bières pour oublier ta journée de boulot ou de chômedu, que passer ton temps la tête levée vers le défilé monochrome des stades de foot, des hippodromes grouillant de costards trois pièces et manteaux de fourrure ou des gueules grand format de La Française des Jeux accrochées au mur, maquillées comme des pouffes, couleurs criardes criblées de numéros tirages flash et sommes obscènes, miroir aux alouettes qui reflète entre deux mises tous les futurs possibles et peut engloutir ta part de misère en deux jours chrono. Sans parler de celle des types qui sont au RSA… Une vie à manger du beurre de cacahouètes jusqu’à la nausée, compter chaque bouffée de clope jusqu’au prochain, mais toujours éphémère, changement d’air bancaire.

Enfin, un rade comme on en fait plus. Ou si peu.

Un rade dans lequel la musique était belle et bien vivante, toujours en train de se faire et qui ne te donnait pas le choix : pas un disque ni juke-box à l’intérieur alors pour avoir du son, fallait toujours que quelqu’un s’y colle.

Tenu par Edouard à la base, la quarantaine bien tassée - Tonton Edouard pour les intimes. Un fou de whisky écossais s’aérant dans des verres à moutarde, de Ray Ban aux larges verres opaques qu’il ne quittait jamais, de poker et que de tout ce qui touchait de près ou de loin à la six cordes et au son chaud Gibson Les Pauls micro manche/Twin Reverb, sa configuration fétiche. Un amateur du style « regard noir » pour ainsi dire, mais qui n’aurait jamais fini par trimballer un tee-shirt bien repassé des Sex Pistols jusque sur les plateaux pailletés de M6, jouant du rouge et du vert après les performances mièvres de chanteurs tirés du chapeau des actionnaires des multinationales de la prod. Et même si ce n’était pas vraiment son style de musique, un de ceux qui n’étaient pas passés à côté du premier album des Ramones.

Lorsque Serge lui caressait les oreilles avec deux trois plans pentatoniques bien sentis, que la basse et la batterie suivaient, installées bien au fond du temps, ses lunettes lui tombaient instantanément sur la pointe du nez, dévoilant un regard brillant d’un spleen qu’on aurait dit venu du plus profond des champs de coton ; un regard qui accompagnait alors dans la totalité de sa course le verre Amora gorgé d’Écosse qui se levait systématiquement à l’adresse des zicos – comme il les appelait. Une bonne lampée dans la foulée : pas bien dur d’imaginer ce qu’il ressentait, à ce moment-là.

Stan écoutait aussi, les yeux ronds comme des billes accrochés au manche de tous les gratteux qui passaient devant lui. Il aimait ça, le frisson qui parcourt l’échine quand le bend tend la note en faisant chialer la guitare, que le grain de l’ampli gonfle les notes au point de t’arracher les larmes des yeux. Venait presque tous les jours ; souvent le soir et jusqu’à la fermeture. Ou à l’ouverture, vers seize heures et jusqu’à vingt environ, avant d’attaquer ses nuits sous les néons glauques de l’usine à découper des centaines de filets de volaille à la chaine, une charlotte blanche agrippée au crâne comme une énorme méduse et des petits chefs au cul qui surveillaient la cadence à la minute près. Il disait qu’il supportait mieux tout ça après être passé écouter ; que les morceaux restaient et qu’il pouvait ainsi les repasser en boucle toute la nuit dans sa tête, ces bouts d’impros, ces riffs qui lui avaient fait dresser quelques heures plus tôt les poils droit sur les avant-bras. Avait même eu un moment des velléités pour apprendre à jouer, et Serge lui avait montré quelques plans et grilles en échange de quelques tournées. Mais il n’avait pas persévéré, préférant amplement s’occuper du cas de la serveuse de l’époque, Viviane, avec laquelle il a disparu un beau jour sans jamais remettre les pieds au Blue Bird ni donner signe de vie.

C’est à cette époque d’ailleurs que Serge avait pris le relais, en plus des trois concerts par semaine assurés en solo et en slide sur sa Dobro, pour éponger grossièrement la dette de sa Gold Top.

Quant à Stan, ce n’est que récemment qu’il l’a à nouveau croisé, au hasard d’un rayon discount, en faisant son plein de pâtes au nouveau Lidl planté à l’entrée de Launay - le patelin d’à côté, juste après la rocade.