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n°4, allée A. Rimbaud

Cheira bem

Foda-se !
José marche dans sa maison. Il va d’une pièce à l’autre et ponctue l’entrée de chacune d’elles d’un foda-se ! sonore. Il passe ainsi du salon foda-se ! à sa chambre à l’étage foda-se ! à celle de son fils Nuno foda-se ! puis la salle de bains foda-se ! redescend dans la cuisine foda-se ! et il recommence. L’entrée et les toilettes disposent d’un traitement de faveur. Elles n’ont pas le droit à leur juron.
Nuno est parti pour les États-Unis. Il a trouvé du travail en moins d’une semaine. Et il s’y plaît.
José rage. Des petits cons de la cité avaient trouvé amusant de brûler sa voiture. L’assurance ne remboursera qu’au prix de l’épave. Son outil de travail ! Il a demandé une rallonge à son beau-frère de patron pour s’en racheter une. Refus du beau-frère :
– Je ne peux pas. Tu comprends, j’ai déjà payé le voyage de Nuno, avec de quoi pouvoir s’installer. C’est mon filleul, c’est la moindre des choses, non ?
Il est en colère. Contre lui-même. Pourquoi n’a-t-il pas demandé à son fils de rester ? Retourner au village, ce serait crier haut et fort son échec. Et sa maison là-bas n’est pas encore terminée. Il aurait l’air de quoi ?
Lúcia et lui avaient quitté le village natal pour s’installer en France. Ils avaient travaillé, beaucoup travaillé. Ils avaient rejoint Mario, le frère de Lúcia qui avait créé une entreprise de construction. Il embaucha José. Jamais ils ne s’étaient plaints. Même malades, ils allaient travailler. Les douleurs dans le ventre, elle mettait ça sur le compte de ses règles. Même quand ce n’était pas le moment. Alors quand le médecin avait parlé de cancer, il était déjà trop tard.
José y pense. Même qu’il y pense tous les jours. Mais aujourd’hui ça fait plus mal. Sa vie fout le camp. Et Lúcia n’est plus là, à ses côtés. Ni Nuno.
– Oh, Nuno !
Mario le dit responsable de la mort de Lúcia. Il ne lui pardonnera jamais. Mario le nanti avec sa grosse baraque à deux rues d’ici.
– Évidemment qu’il ne va pas m’aider. Et maintenant que Nuno n’est plus là, c’est sûr, il va me mettre à la porte.
Il voudrait s’épargner cette humiliation-là. Rentrer au pays serait un moindre mal. Il pense à ces vingt-cinq années passées en France. Lúcia, la naissance de Nuno, quelle fierté, un fils ! une vie sans vagues, heureuse, jusqu’au cauchemar, la perte, puis le silence, le manque, le sentiment d’avoir raté quelque chose, quelque chose comme sa vie. Avec la douleur devenue son unique patrie.
Car trop d’années passées loin du village. Oui, malgré les apparences, il ne sera jamais ni tout à fait portugais ni tout à fait français. Au pays, enfin, au pays des ancêtres, les gens comme José, on les appelle les emigrantes. Leurs enfants quant à eux sont définitivement français, ou américains. Ils ont renié leurs racines, désertent les bals de l’association portugaise et, dans la grande salle à moitié vide, l’accordéon joue pour quelques vieux au regard humide, et Cheira bem, cheira a Lisboa résonne, ironique, alors que l’ambiance demande une saudade porque naõ cheira bem, cheira a la nostalgia... la nostalgia do pais, do tiempo dos suenos de uma vida mejor, do tiempo de Lúcia... Voltaeir a nossa aldeia, sem Lúcia. Despedida poeta rua...