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n°4, allée A. Rimbaud

Newark, Newark

Nuno Branco regarde le planisphère accroché au mur de sa chambre. Son regard se porte sur la gauche. Comme toujours. San Francisco, Los Angeles, Chicago, Miami, New York. Il pense à ses cousins de Newark, Tonio et Felipe, devenus Tony et Philip. L’été dernier, dans le village des ancêtres, ils lui avaient raconté leur Amérique. Ils mangeaient une feijoada dans l’unique resto du village et, entre deux gorgées de Super Bock, Tony avait commencé :
– Pourquoi tu restes en France ? Je comprends pas. Viens aux States. À Newark, c’est blindé de Portugais. Sauf qu’on t’emmerde pas avec les traditions : tu vis comme tu veux. Et puis là-bas, il y a du taff, tu crées ta boîte comme ça !
Et il avait fait claquer ses doigts pour illustrer son propos. Philip avait renchéri :
– Dis-moi, c’est quoi ton avenir en France ? C’est fini l’époque où les Portugais montaient à Paris. Maçon ou femme de ménage, ça fait plus kiffer personne. Aujourd’hui, on vient aux States pour faire du business : informatique, finance. Tu veux être comme ton père ? Trimer toute ta vie pour que dalle ? Ton but, c’est de construire une baraque au pays, c’est ça ? Tu vois, Nuno, moi j’ai choisi de me faire du blé et de m’éclater.

Pour l’éclate, au lotissement, il fallait repasser. Pas mieux pour trouver du travail. Quand son CV arrivait sur le bureau d’un recruteur, c’était direct pour la poubelle. Quand on lui rabâchait pas c’est la crise, il se prenait dans la figure leur dernier dada : la « politique de diversité ». Fini le racisme, vive la diversité ! Mais la diversité visible. En résumé : pas assez noir, Nuno. Alors Newark, pourquoi pas ?
– Comment ça marche pour l’immigration ? Pour les papiers, je veux dire.
– T’inquiète. On peut toujours s’arranger. Y’a que les barbus qui ont des soucis depuis « nine/eleven ». Faut juste que tu te rases et que tu ne mettes pas de robes, c’est tout !
Et les deux cousins s’étaient marré comme deux grosses baleines. Il les avait toujours trouvés un peu cons. Ça ne s’arrangeait pas. Mais ils avaient raison. Il n’avait plus rien à espérer ici.

Il a pris sa décision la semaine dernière après que les gosses de la cité voisine – 14 ans maximum – ont brûlé trois voitures, dont celle de son père. Le vieux n’a rien dit quand il lui a annoncé son départ. Il ne dit jamais rien. Il s’est juste muré davantage dans son silence. Nuno avait espéré qu’il réagisse pour une fois dans sa vie.
Nuno doit boucler sa valise. Alors il détache ses yeux brillants du planisphère. Pas des yeux pleins d’étincelles en écoutant la voix de Sinatra entonner New York, New York. Des yeux pleins de larmes, comme un fado qui s’intitulerait Newark, Newark.