Conversation, 1

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Pendant l’écriture, j’ai eu l’idée de dialoguer avec mes personnages, qui n’étaient pas tous content du traitement que l’auteur leur réservait. Mais après avoir terminé le texte, ces passages étaient-ils encore nécessaires ? D’après Guillaume Vissac, qui m’a fait l’amitié d’un retour sur une première version, je pouvais les retirer sans amoindrir le roman. Voici le premier dialogue, avec RK.

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Tu penses à quoi, Robert, à cet instant, en route pour l’hôpital ? – Je me demande d’où tu sors cette histoire de Laribosière. Comment sais-tu ? – Précisément, cela, je n’ai pas trouvé de source, mais tu y es allé, c’est ça ? – C’est le premier hôpital quand on entre dans Paris par le nord, j’avais besoin de quelque chose, je ne savais pas s’ils allaient me faire passer une radio, ou mettre un bandage, ou encore me donner rien qu’une aspirine, ce que j’ai eu. Je suis bien allé à l’hôpital, en effet, mais pas à Lariboisière, figure-toi. A côté de chez moi, tout simplement, aux Peupliers. – Oh, je n’avais pas pensé à ça… Pourtant j’ai visité ton quartier, rue du Docteur Landouzy, le « village » – Le village… On l’appelle encore comme ça ? – Oui, j’ai vu une dame là-bas, arrivée à la fin des années 50, qui m’a dit que ça avait peu changé. La pharmacie, le marchand de couleurs, la cave. La chevaline a disparu. Et cet hôpital alors, tu es allé… – Oui, les gars m’ont déposé devant et sont ensuite allé à Lecourbe, en effet. Mais Potzel, ce nom, excuse-moi, c’est n’importe quoi... – Pardon, oui j’ai... – Mais qu’est-ce que tu écris, au juste ? De quel droit ? – Il y a que je suis témoin de témoins. J’ai des souvenirs familiaux – Je ne fais pas partie de ta famille, pourquoi n’écris-tu pas sur ta famille ? Pourquoi n’es-tu pas mon arrière-petit-fils ? – L’Histoire appartient à tous, transmettre doit dépasser la famille, et je voulais raconter cette histoire de piratage de câble. J’ai déjà écrit un livre sur les câbles. Et puis tu sais, dans le texte, je me permets de glisser quelques souvenirs personnels, ou familiaux plutôt – Comme ton histoire de pâquerettes ? Tu crois que j’ai croisé ta famille ? – Non, ce n’était pas la même route, mais dans mon texte, oui, ça devient le même chemin. Quand Guillou voit ma mère, ça le marque – Pas la même route ? Tu es sûr ? Parce que maintenant que tu en parles, je l’ai peut-être vu aussi… Oui, je ne conduisais pas et… Ça me revient, elle avait un bandeau noir dans ses cheveux blonds, elle avait la tête dans ces pâquerettes et on aurait dit que la guerre s’arrêtait – Et le village à l’épicerie-buvette-téléphone, c’est le Village, le mien – Je comprends, cependant, tout ça me fait une belle jambe. Tu veux en venir où ? – Je n’aurais pas le temps de raconter les sabotages dans Paris, ou alors l’évoquer rapidement, pas en détail, je verrais – Bien sûr, parce que tu n’en sais rien, voilà pourquoi tu ne vas rien dire – Mais ça ne te faisait pas peur ? Et puis tu cherchais quoi en luttant comme ça ? Un monde meilleur ? – Le monde d’avant. C’est tout ce que je voulais. Un monde sans armée occupante, un monde où chaque drapeau est bien gardé derrière ses frontières et ne va pas chercher celui du voisin – Mais tu ne crois pas que dès qu’il y a drapeau, frontière, il y a un désir d’aller piquer celui du voisin ? Sans parler des colonies… – Je ne vois pas les choses comme ça, je ne sais pas, je ne me mêle pas de politique – Tu dis ça, mais tu aimes le drapeau – Le drapeau pour moi n’est pas politique. La France doit rester la France, c’est tout – C’est tout ? Quelqu’un parle par ta bouche, Robert, enfin, un drapeau, tout ce qu’il y a pour qu’il existe, c’est politique, et puis déjà engagé en 17, pour quelqu’un qui ne veut pas parler politique… – Non. La fin de la guerre, c’est à chaque fois ce que je cherche, le reste ne m’intéresse pas – Un auteur qui n’a pas encore écrit ces mots à l’époque d’où tu me parles, Robert, dit qu’en « régime capitaliste, l’homme qui se dit neutre est réputé favorable, objectivement, au régime. En régime d’Empire, l’homme qui est neutre est réputé hostile, objectivement, au régime. » – Après ce que j’ai fait, tu crois que je suis neutre ? – Ce n’est pas ce que je voulais dire… C’est dans un livre qui s’appelle L’Homme révolté. – Ah voilà. Je ne me crois pas révolté. Sauf quand tu transposes à la même journée deux événements qui se sont produits à plusieurs semaines d’intervalle, ou que tu m’attribues des pensées et des paroles. – Et pour revenir sur la clinique ? – Ah ça, ce qu’il faut que tu saches, c’est qu’aux Peupliers, tout est allé vite. Les hôpitaux étaient débordés, en mai 40, tu comprends. Tout ce qui se passait au Nord, ça arrivait de partout. Il y avait des dames de la Croix-Rouge qui aidaient. C’est bien que je ne sois pas allé à Lariboisière d’ailleurs. Il y avait des hôtels réquisitionnés, on cherchait à soigner les blessés couchés d’abord. Moi j’étais un blessé debout, alors elles m’ont vite mis à la porte, fait mon papier et c’était terminé. Sauf qu’une des dames de la Croix-Rouge, pendant qu’elle faisait mon pansement, a été bien intéressée par mon histoire, et par ce que je disais de la guerre, tout ce que je viens de te dire, et aussi que je savais que De Gaulle avait raison depuis des années – Ah, tu suivais un peu la politique alors ? – Non, c’est parce qu’il parlait de la modernité. De l’armée moderne, qui devait être motorisée, électronique, rapide. Ce n’est pas lui qui a coulé du béton au lieu de faire fondre de l’acier. Lui, il avait depuis des années cette vision d’avenir, avec les moteurs à essence et les circuits électriques. Alors j’ai dit son nom, ça voulait tout dire. – Et c’est comme ça que Vic Dupont a eu vent de ton nom, par la Croix Rouge. C’est parce que tu allé réparer un câble dans le Nord, que tu as traversé un pont, eu un accident, et parce que tu habites à côté de l’hôpital des Peupliers. Toute cette série de causes mises bout à bout, comme des hasards, mais ça n’en est pas vraiment… C’est incroyable… – Si tu le dis.