au sujet des traces
pages ~001-10
Grâce aux archives, on peut découvrir beaucoup de choses. Mais aussi, comme l’écrit Paul Veyne, il y a beaucoup que les archives nous laissent ignorer. Nous pouvons savoir qu’il manque un document, mais nous pouvons aussi ne pas savoir qu’il manque quelque chose, et donc ne pas penser à le chercher : il y a une double ignorance. J’ai longtemps cherché entre ces béances et quand un bloc de faits m’était soudain donné, je ne me préoccupais pas tout de suite de ce qu’il pouvait signifier, de ce qu’il indiquait dans son ombre, cet invisible.
Comme le dit Paul Veyne, toujours, « L’histoire est une cité que l’on visite », et j’ai visité par les livres (de Ruffin, Rouxel, Garder, Gatard…), recoupé les sources, et parcouru aussi les documentations techniques pour me familiariser avec le piquage de ligne souterraine à longue distance. Des livres sur la guerre, l’occupation, la résistance, la collaboration, et des livres sur la Guerre, comme phénomène. Cet appel à visiter conduit droit à la fiction, et les historiens savent combien la fiction peut s’avérer être un outil, pour transmettre et aussi pour explorer. À chacun, chacune, en lisant, de s’en faire son propre outil. Pour moi, il y aura un bémol, car la phrase de l’historien se poursuit :
L’histoire est une cité que l’on visite pour le seul plaisir de voir les affaires humaines dans leur diversité et leur naturel, sans chercher quelque autre intérêt ou quelque beauté […] on ne visite de cette cité que ce qui est encore visible, les traces qui en subsistent.
Le mot « plaisir », ici, n’a pas tout à fait sa place, il y a des affaires humaines qu’on préférerait ne pas voir. Il y a l’excitation des recherches, la satisfaction d’établir un fait, d’écrire un paragraphe, un chapitre. Mais je me suis rendu compte qu’écrire cette histoire, ces histoires, était terrible, ce n’était pas des histoires, c’était vrai, et tragique. Mon corps, au cours de l’écriture, a encaissé et a réagi, je ne m’y attendais pas ; à tomber malade et que ce soit en lien avec le texte, avec ce que je devais écrire, ce qui leur était arrivé, dans leur chair à elles et eux. Parce que j’écrivais sur des morts, leurs fantômes venaient se rappeler à moi, qu’ils avaient été vivants et que je ferais bien de prendre garde à ce que j’écrivais. Des vies, pas des histoires. C’est aussi ça, cette nécessité de m’inviter entre ces fragments d’histoire-fiction, rappeler qu’on écrit quelque chose ici, on ne le vit pas, on ne le “visite” pas.