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Figures

mardi 20 mai 2014, par Luc Dall’Armellina


On la voit de profil, une indienne, elle a tout d’une indienne des plaines, d’avant les colonies, fière et libre, elle a tout de la chef de tribu, ses longs cheveux noirs lissés coiffés en arrière, une crinière, c’est une photographie noir et blanc d’Annie Leibovitz même si je vois (dans mon souvenir erroné) les nœuds colorés de ses cheveux et de ses parures guerrières. La ligne qui forme son profil tient-elle de l’amour qu’elle a eu pour son mari ? De son amour à lui pour elle ? De celui de ses trois fils ? Des longues nuits à attiser le feu suffocant du tipi ? Du regard brillant des enfants aux visages couverts de suie ? Ou peut-être de la pêche, de l’attente du saumon de rivière remontant le courant, qu’elle dispute au grizzli, fière et libre. Du miel ramassé à même les mains aux généreuses abeilles, qui vous rappellent que la vie est chaude et piquante comme leur venin. Des mustangs qui partagent la vie de la tribu, qu’il s’agit moins de dresser que d’écouter, ou bien encore de ses araignées géantes qui ont fait le tour du monde, leurs pattes filiformes et tordues qui hantent nos rêves apeurés et qui leur ont donné forme. Ou bien est-ce d’autres lignes encore, infimes, qui ont plié ce fil avec lequel on fait un visage ? Est-ce encore, les titres étranges de ses œuvres, ses "enfant poignard", sa "femme volage", sa "douceur tanière", et puis il faut le dire, ce cruel et lancinant "destruction of the father" ?


photo Annie Leibovitz, droits réservés

Il est assis de tout son poids d’homme influent sur un fauteuil que recouvre les tissus débordants de ses pagnes empesés, il n’a plus de tête, le portrait de ce philosophe en marbre du deuxième siècle. Deux têtes sont plantées sur les piques de leurs supports à ses côtés, de part et d’autre de la sculpture. Ne sachant laquelle lui attribuer, le musée nous en propose deux, le stoïcien Chrysippe de Soles ou bien le philosophe cynique inconnu.
Ses mains ont tout de celui qui sait et qui le dit, le professe, elles ont tout de la puissance de ce savoir, et l’incapacité de voir et d’écouter qui est souvent son prix. Il a froid, tout emmitouflé dans son grand manteau, heureusement les vicissitudes du temps - ou est-ce un guerrier bien inspiré ? - l’auront décapité, nous évitant le cruel oxymore de la vision d’un philosophe cynique. Au moins peut-on dire de celui-ci qu’il n’a plus toute sa tête.

Philosophe assis, Chrysippe (?) - IIe siècle après J.C., Italie, marbre

Elle dit je sais pas, en tirant une bouffée de cigarette blonde, rapide, intense, son visage est traversé en un éclair, de ridules comme la surface de l’eau peut l’être à la pêche - Anse Saint-Laurent, Finistère sud, en avril, à la tombée de la nuit - à l’heure où la mer doucement se retire. Des bancs de poissons dessinent de longues traines vibrantes striant le miroir des eaux mélangées, douces et salées, boisson et larmes d’un seul trait. Elle dit que ça l’a changée, à jamais, que tout s’est brouillé en dedans depuis ce moment là. Elle dit que depuis elle se sent traversée de marées contre lesquelles elle ne peut pas lutter, de courants intérieurs aux forces inconnues. Elle dit que vivre lui est depuis devenu difficile, une douleur. Elle se tait. Encore ces traits intempestifs parcourent son visage, traversé d’émotions contraires, furtives, dans un temps écrasé par sa propre vitesse. Elle ne dit rien, regarde comme au dedans d’elle-même, tout en fumant, s’y perd, s’assombrit, se redresse, se tourne dans ma direction, cherche mon regard, ramenant des tréfonds de sa peine un sourire chaud, palpitant et triste. L’éclat brillant de ses yeux verts fendant ses mèches blondes m’atteint en pleine poitrine.


On dit parfois de quelqu’un qu’il-elle est une figure. On pourrait dire un visage, mais c’est ici que le portrait nous amène à penser, à dire, suivant ses lignes de fuites...

Trois portraits, l’un auquel on pense parmi les figures importantes pour nous, l’autre que l’on rencontre au Louvre, le troisième auquel on pense parmi ses proches.