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Pince-mi et pince-moi

mercredi 27 novembre 2013, par Joachim Séné

PINCE-MOI — Aïe !
CELLE QUI PINCE — Eh bien ?
PINCE-MOI — Madame, vous pincez encor avec trop de cœur !
CELLE QUI PINCE — Pardon, mais quand une crampe me fige, je ne sens plus ma force.
PINCE-MOI — Ah, voilà qui est mieux, merci.
CELLE QUI PINCE — Madame, si vous me rendiez ma bague, peut-être arrêterais-je de vous pincer.
PINCE-MOI — Demandez-donc au peintre, que je vous la passe au doigt, nous verrions s’il vous ferez me dépincer.
CELLE QUI PINCE — Le cinéma sera inventé avant cela, j’en ai peur.
PINCE-MOI — Il est déjà inventé.
CELLE QUI PINCE — Ces strates de temps, je m’y perds. J’aime tant cette bague, depuis le temps que je la désire ! Bientôt un demi-millénaire…
PINCE-MOI — Dites-moi, dans la salle du musée, quelle est celle qui a les plus beaux seins ?
CELLE QUI PINCE — Mais vous, Madame, évidemment, sinon je serais dans une autre toile, c’est sûr. L’avantage d’être peinte par un artiste anonyme, qui peut-être l’assistant de n’importe quel autre, il me peindrait où je veux.
PINCE-MOI — Et que pensez-vous de celle de l’École de Fontainebleau, à côté ?
CELLE QUI PINCE — Ma foi, je n’aimerais pas être à sa place, au milieu des roses, ou des églantiers, je ne distingue pas bien, mais je vois clairement des épines !
PINCE-MOI — Et ce Médor au loin, que fait-il ?
CELLE QUI PINCE — Il est charmant, il grave le nom d’Angélique sur l’écorce d’un arbre. Mmh…
PINCE-MOI — Pourquoi soupirez-vous ?
CELLE QUI PINCE — Oh… C’est que j’eus tant aimé, qu’un jour il y a cinq siècles, un beau chevalier inscrivît mon nom sur une écorce, qu’aujourd’hui encore je pourrais lire.
PINCE-MOI — Je vois… Et avez-vous pensé à moi ?
CELLE QUI PINCE — Je vous rappelle que vous êtes censé être ma sœur.
PINCE-MOI — C’est vrai, mais remarquez, un chevalier, c’est idéal. Toujours en guerre ou en conquête, parti défendre la veuve et l’orpheline.
CELLE QUI PINCE — Cela est très juste, et pendant ce temps, nous, tranquilles, dans le bain…
PINCE-MOI — Oui, ce bain, qu’est-ce qu’il est froid, ce bain…
CELLE QUI PINCE — C’est bien là le problème, l’eau ne peut pas être trop chaude, sinon la peinture fond.
PINCE-MOI — Même chose pour la cheminée… Ce garçon, au fond, il a l’air de se plaire, les fesses au chaud…
CELLE-QUI PINCE — Je ne distingue pas sa tête, la voyez vous ?
PINCE-MOI — Non… Mais j’y pense, et si nous étions pour de vrai, des sœurs ? Si le peintre nous avait…
CELLE QUI PINCE — …eh bien, par suite, vous seriez enceinte, ainsi qu’il est indiqué sur l’étiquette derrière-moi.
PINCE-MOI — Je ne crois pas être enceinte. Et puis de qui ? De Médor ?
CELLE QUI PINCE — Ah, jamais ! Médor, il est à moi ! Et puis quelle grossesse, n’en rajoutez pas ! Quatre siècle et plus ! Et enfin, pour avoir quoi, un petit ange, voletant au-dessus de la table de la salle à manger ?
PINCE-MOI — Parfois, je rêve, que je sors du tableau, je deviens une de ces femmes, ou un de ces hommes qui passe devant, avec leurs drôles de vêtements, leurs drôles de mots, et puis se vêtir de cette vie, changer de musée, d’air, dormir dans des draps doux…
CELLE QUI PINCE — … et faire fondre votre précieux corps de peinture ! Très chère, vous me navrez, finir dans les égouts, jamais !
PINCE-MOI — Pitié, laissez-moi rêver !
CELLE QUI PINCE —Réveillez-vous Madame, enfin, voulez-vous que je vous repince ?

 

Portrait présumé de Gabrielle d’Estrées et de sa soeur (détail)
anonyme