> Atelier 2016 - le corps > Que faire de la peau ? > La peau, ce détail
La peau, ce détail
vendredi 18 mars 2016, par
Dans l’ordre des représentations, la peau est toujours un problème. Est encore un problème. La peau, sous-entendu, sa couleur.
C’est une chose qu’on entend, je l’ai entendu, qu’il est plus difficile d’avoir une fiabilité des photographies d’identité, pour des personnes qui ont la peau noire (et le soupçon alors, de la falsification, qui en découle, comme naturellement).
En peinture, il y eu longtemps comme une sorte d’impensé, dirait-on : on parlait des défis que représentait la peau à peindre, mais on parlait toujours de la peau blanche. Il suffit de lire ce passage du Chef d’œuvre inconnu de Balzac, sur le défi que représente le rendu de la couleur de la chair :"J’ai ébauché ma figure dans un ton clair avec une pâte souple et nourrie, car l’ombre n’est qu’un accident, retiens cela, petit. Puis je suis revenu sur mon œuvre, et au moyen de demi-teintes et de glacis dont je diminuais de plus en plus la transparence, j’ai rendu les ombres les plus vigoureuses et jusqu’aux noirs les plus fouillés ; car les ombres des peintres ordinaires sont d’une autre nature que leurs tons éclairés ; c’est du bois, de l’airain, c’est tout ce que vous voudrez, excepté de la chair dans l’ombre. On sent que si leur figure changeait de position, les places ombrées ne se nettoieraient pas et ne deviendraient pas lumineuses. J’ai évité ce défaut où beaucoup d’entre les plus illustres sont tombés, et chez moi la blancheur se révèle sous l’opacité de l’ombre la plus soutenue ! ".
Donc, la représentation de la peau noire, en art.
Il y eu bien ce très beau et triste portrait de Catherine, femme africaine (domestique) par Dürer.
Ses yeux baissés.
Les yeux de la femme noire peinte par Marie-Guillemine Benoit nous regardent, regardent celle qui la peint, et c’est ce qui change. C’est ce qui change aussi, pas seulement le fait de faire poser une domestique noire comme si c’était Madame Récamier, sur un fauteuil de velours. Pas seulement le fait de doter cette femme magnifique des attributs d’une nouvelle Marianne.
De ce regard posé nait un espoir : deux subjectivités sont l’une en face de l’autre, elles se reconnaissent. De ce regard posé naissent des suppositions : que s’est-il passé, pendant les temps de pose, entre la peintre et son modèle ? Des paroles ont-elles été échangées ?
Mais ce texte de Franz Fanon dans Peau noire, masques blancs (1952) rappelle l’impossibilité de fictionnaliser un dialogue : faire passer l’échange par la langue viendrait à nier ce qui possiblement, dans ce regard, s’échange d’humain sans considération de pouvoir.
" Le problème que nous envisageons dans ce chapitre est le suivant : le noir antillais sera d’autant plus blanc, c’est-à-dire se rapprochera d’autant plus du véritable homme, qu’il aura fait sienne la langue française. Nous n’ignorons pas que c’est là l’une des attitudes de l’homme en face de l’Etre. Un homme qui possède le langage possède par contre le monde exprimé et impliqué par ce langage. On voit où nous voulons en venir : il y a dans la possession du langage une extraordinaire puissance. Paul Valéry le savait qui faisait du langage "le dieu dans sa chair égaré".
Pour l’instant, nous voudrions montrer pourquoi le noir antillais quel qu’il soit, a toujours à se situer en face du langage. Davantage, nous élargissons le secteur de notre description, et par-delà l’antillais, nous visons tout homme colonisé. Tout peuple colonisé -c’est-à-dire tout peuple au sein duquel a pris naissance un complexe d’infériorité, du fait de la mise au tombeau de l’originalité culturelle locale- se situe vis-à-vis du langage de la nation civilisatrice, c’est-à-dire de la culture métropolitaine. Le colonisé se sera d’autant plus échappé de sa brousse qu’il aura fait siennes les valeurs culturelles de la métropole. Il sera d’autant plus blanc qu’il aura rejeté sa noirceur, sa brousse."
Et puis ces mots de Léonora Miano dans Les aubes écarlates :
"Toi dont la conscience cherche à songer l’intangible, tiens la réponse à tes questions : nous sommes l’absurde du quotidien. Nous sommes la haine du frère, la haine de soi. Nous sommes l’impossibilité, l’entrave au jour qui vient. Nous en avons emprisonné les contours au creux de notre main immatérielle, et nous disons :
Qu’il soit fait clair pour tous que le passé ignoré confisque les lendemains.
Qu’il soit fait clair pour tous qu’en l’absence du lien primordial avec nous, il n’y aura pas de passerelle vers le monde.
Qu’il soit fait clair pour tous que la saignée ne s’est pas asséchée en dépit des siècles et qu’elle hurle encore, de son tombeau inexistant.
Qu’il soit fait clair pour tous que rien ne sera reconstruit, chez ceux qui n’assurèrent pas notre tranquillité.
Ne crains pas de comprendre, de rapporter notre propos. Nous sommes les cieux obscurcis qui s’épaississent inlassablement, tant qu’on ne nous a pas fait droit."
Il s’agirait de revenir sur ce tableau comme sur un temps qui a du mal à passer. Et se servir d’autre chose que le langage lui-même pour nourrir la reconnaissance. Se servir du regard, par exemple, comme l’envisage, à propos du silence et du témoignage, Georges Didi-Hubermann, dans Le blanc souci de notre histoire
"Regarder ne va pas de soi. Déjà parce que regarder va et vient. Il arrive, par
exemple, que cela consiste à garder deux fois. Non pas garder simplement, unilatéralement, garder au sens du geôlier qui surveille, qui garde et, de temps en temps, regarde par le trou de l’œilleton son prisonnier pour s’assurer de sa clôture hors du monde, de sa servitude. Mais plutôt : garder deux fois — ou plus —, garder pour aimer, pour endurer, pour rapprocher et non tenir à distance surveillée. Garder pour prendre soin et maintenir en vie. Garder au sens d’une mère qui protège son enfant envers et contre tout, le regarde de temps en temps, le veille pour mieux s’assurer de son ouverture au monde, de sa liberté. Il arrive aussi que regarder consiste à ne rien garder du tout. C’est, alors, accepter de perdre — ou, tout au moins, de ne pas maintenir, de ne pas saisir jusqu’au bout, de ne pas posséder — ce que l’on regarde, quand ce que l’on regarde se meut (papillon qui bat des ailes, nous échappe vers le lointain) ou quand notre propre regard se meut à son tour (j’accepte alors de renoncer au papillon et de laisser divaguer ma vision ailleurs, par exemple vers le lent mouvement des nuages derrière lui)."
Donc, si je me résume : une séance de travail sur la question du regard, de la nudité, de l’opacité de celui/celle qui est regardé(e) (qui est souvent féminisé/colonisé en tant qu’objet du regard). Et la question de l’effort du rendu, de comment cela se joue, dans l’échec nécessairement, mais dans une rencontre possible au-delà de l’échec, pour celui qui, sincèrement, veut faire acte de description et de reconnaissance.
J’ai donc proposé à chacun d’élire un détail du tableau. De s’y attacher comme dans le geste de peindre. De se poser des questions plastiques, techniques : le rendu de la lumière sur le front de cette femme, le téton dressé, les petits picots autour, etc...
Le texte à écrire, donc : un monologue de celle qui peint, qui se concentre sur une partie du tableau seulement, et revient régulièrement, nécessairement, sur le regard de celle qu’elle peint. Et des blancs (sic), assumés, qui seraient les "réponses" non exprimées du modèle.