Il y a toujours un truc, au début. Un petit déclic. Et puis un déclic du déclic, une origine de l'origine... Alors à quoi bon faire la liste de toutes les lectures qui forgent ? Même ce livre, tu sais, ce livre que tu n'as pas lu, celui qui a fini pas fini, celui qui tu as interrompu, déçu(e), celui que tu as regretté d'avoir acheté si cher... Même celui-là, il fait partie de « l'origine », alors...
Ma mère terminait l'historiette en s'exclamant ainsi, et moi, je riais aux éclats, et je la voulais, encore, encore, cette phrase magique. J'étais excitée comme une puce, j'avais dansé comme une folle sur Yes Yes Yes alors que ma mère s'efforçait de me faire tenir en place pour la toilette du soir. Elle me disait ''Chut !'' et je ne me taisais pas, et mon père arrivait alors, pour hausser un peu le ton.
Le lendemain, les rôles s'inversaient.
Autant de questions qui trouvaient leur réponse dans le grand livre noir des contes que je lisais, le soir, avec mes parents. Je l'avais amené à l'école, ce livre, la maîtresse en avait lu un, je me rappelle. Elle s'appelait Mme Vidal. Ça m'avait fait rire, ce nom, je me demandais si c'était une vandale.
Combien de fois j'ai lu l'histoire à mon frère, combien de fois nous avons lu un chapitre chacun du « Mot Interdit »... Le suspense était là, à chaque fois, et nous jubilions ensemble à la pensée de la sentence qui approchait, et enfin le héros parvenait à échapper à la dernière minute à la terrible vie d'esclave qui l'attendait sur la planète Tixar. Des heures, à lire, à relire en boucle, ce livre que nous connaissions par cœur depuis longtemps, depuis la première fois, en fait, que nous nous étions assis l'un près de l'autre, sur mon lit, pour vivre cette aventure, tels deux duettistes de l'histoire du soir.
Gabriel faisait toujours la moue. « Tu m'as encore eu ! », il disait. J'avais pris les pages paires, ou impaires, je ne sais plus, de « Tintin au Tibet ». Les pages où on lisait le plus d'insultes du Capitaine Haddock. Quelques fois, je le laissais lire ces pages, que nous convoitions tous deux, parce que les petits, il faut leur faire plaisir, de temps en temps. Si je l'entourloupais encore, il ne voudrait plus lire avec moi. Déjà qu'il veut de moins en moins... Lire avec moi.
Il grandit, ce petit bonhomme...
La période Harry Potter. Le meilleur lien social (tout le monde en parle), mais qui vous coupe en même temps de toute vie sociale. Je m'enferme des heures, des jours durant, je lis, à haute voix quand les dialogues sont savoureux, je lis dans tous les sens, je relis les passages que je préfères, j'enregistre tout à une vitesse folle, puis je passe au suivant, sans interruption.
Mes parents me disent de changer de registre, mais le temps de faire une pause, le prochain tome est sorti ! Et me voilà replongée dans un autisme total pour au moins une semaine. Harry Potter. Mon unique littérature pendant bien des mois, mais quelle littérature ! La mort de Dumbledore, quel choc ! Des larmes ont mouillé le bouquin, de vraies grosses larmes de chagrin sur la mort du vieux sage.
Voilà longtemps que je n'ai plus passé la majorité de mon temps à lire. Soyons franc. Jouer à Candy Crush est une occupation soudain très attirante quand la lecture vous paraît insurmontable. C'est terrifiant à constater, mais ma dernière lecture de bout en bout, passionnée, happée, commence à dater. Quelques mois au moins. Alors oui, oui, j'aimerais bien lire ceci, ou cela, mais quand trop d'options nous oppressent, on ne fait rien. Je ne peux, physiquement, prendre chaque livre l'un après l'autre et le lire. Tétanisée par la montagne d'ouvrages qui s'impose à moi, je reste figée, indécise, comme si l'on me présentais, au lieu de l'objet-passion qui avait bercé toutes ces années de ma vie, un OVNI, un nouvel ustensile inconnu, dont le fonctionnement m'aurait laissée coite.
Un livre ? À force d'en chercher les fondements sacrés, on m'a ôté la magie de la chose, l'habitude si naturelle de prendre une histoire et de s'y plonger, entier, sans réserve. Ce devrait être si simple. Lire Proust ? Lire Balzac ? Laissez-moi d'abord et surtout en compagnie des compagnons de ma jeunesse : Roald Dahl, Franquin, Lemony Snicket, Clamp, Agatha Christie... Laissez-moi ces moments d'innocence, grâce auxquels je lisais Italo Clavino ; non pour ce qu'il était un monument de la littérature italienne, mais parce que j'étais transportée par cette histoire d'homme perché dans les arbres, et qui n'en descendrait jamais.