Chère Joséphine,

    Tu fais appel à ma grande & haute expérience pour savoir comment j'ai été planté ici, et pourquoi ? De fait, c'est une curieuse histoire que la mienne, mais as tu le temps ?

    Connais-tu Henry David Thoreau ? C'est un auteur américain du dix neuvième siècle ! Il a écrit des essais politiques surtout certes, mais aussi, au détour de ses écrits, tu trouves une grande vénération pour la nature, et un grand recul pris dessus, un sens de l'observation très relevé. Ah, ce cher Thoreau... Tu te demandes sans doute pourquoi j'en parle avec autant de nostalgie ? Je comprends ! Viens là, assieds toi sous mon ombre, ferme les yeux, inspire et sens l'odeur de ma sève, touche la douce rugosité de mon tronc, est ce que tu reconnais tous les éléments de l'affection et de la fidélité ?!

    Je suis ici parce que mon cher propriétaire était un admirateur de Thoreau, et quel ne fut pas le désespoir lorsqu'il appris la mort de l'auteur. Je n'étais pas encore là, mais mes amis qui en furent témoin m'expliquèrent avec quel intensité cruelle et dramatique il arpentait la forêt de seon domaine, il cherchait en vain un moyen de se consoler et il lisait, il lisait beaucoup aussi, il déclamait ces phrases "Cependant, le promeneur solitaire peut encore trouver au fond des bois une réponse et une expression pour toutes ses humeurs" Thoreau-Histoire nature du Massachusetts

    Tu imagines quel désespoir régnait, les arbres en étaient retournés à ce qu'il paraît. Les feuilles s'abaissaient les unes après l'autre et l'automne arriva plus tôt que prévu dans cette forêt perdue. Tant et si bien que mon propriétaire s'en désolait d'avantage et tenta de trouver une mélodie pour ses arbres, il se décentra de sa propre douleur et écouta pleurer les arbres.

     Il demanda au vent de choisir sa brise la plus légère pour caresser doucement les arbres et les embrasser d'une douce affection mais cela ne fonctionna pas.

    Il décida alors de planter une nouvelle génération d'arbres, après tout, pourquoi pas ? Ne dit-on pas que "Ca fait plaisir de voir de la jeunesse ?"

    Je me souviens du moment où il entra dans la grange au fond de la plaine, il avait un triste regard, marqué de larmes, les yeux creusés, il ne semblait plus briller grand chose. Je n'avais pas l'habitude de le voir comme ça ! Alerté, je l'observais, il fouillait dans les sacs de mon côté, parmi les graines. Il en prenait certaines, par poignées, il les malaxait, il fermait les yeux et répétait cette phrase :

         "Quand je serai mort

         Que le jour ne soit point noté

         Ni que le glas ne résonne;

         L'amour s'en souviendra

         Quand la haine sera froide."

     & il se tourna vers nous, j'étais impressionnée, petite graine de rien du tout. D'habitude j'aimais voir approcher ce tendre grand-père et ses mains caleuses mais là, il n'y avait dans son visage que tristesse et désespoir. Que pouvais-je faire ?! Alors j'ai décidé de briller ! J'ai décidé que je ferai quelque chose pour lui ! ! & j'ai brillé, j'ai donné toute ma puissance lorsque son énorme main plongea dans le sac, sa douce poigne de fer vint engranger une poignée. ! & il fut touché !

     Il nous emmena, il creusa avec acharnement un lieu de repos, et me déposa dedans, comme un orfèvre dépose un trésor dans un écrin, comme une mère pose son enfant dans son lit pour son coucher, comme un cuisinier incorpore la farine à la pâte des crêpes, comme un enfant dépose sa première pièce de cinq francs, ou euros, dans sa tirelire. C'était tout ça mélangé qui se mêlait. & je savais que je devrai attendre encore un peu avant de le revoir : le temps que je trouve suffisament de force pour sortir de terre. On m'avait parlé de cette période difficile de celle où tu restes dans la terre, tu aimerais voir dans quel lieu tu es, tu voudrais parler aux copains, mais tu ne peux pas, tu es enfermé dans la terre. "C'est ça le cycle de la vie". Ce n'était que pour être plus fort. Lui montrer, à mon propriétaire, que j'allais y arriver, et qu'il n'allait pas regretter de nous avoir choisis !

    J'avais le coeur serré de le laisser ainsi, loin de moi si longtemps. Je le regardais jeter la dernière pelletée de terre sur moi, et je sentis ensuite la fraicheur de l'eau ressourçante couler à flots, il m'arrosait et m'inondait de joie et de force !

     Voilà ma chère Joséphine d'où je viens : je suis un hymne à Henry David Thoreau, dont j'arbore les couleurs, la force, la tranquillité. J'incarne sa conception de la nature comme une beauté, comme une sensation et j'aime à accueillir les gens sous mon ombrage. Viens t'y réfugier quand tu le désires, viens partager avec moi les écrits de l'auteur dont tu partages aussi la passion. J'aime toujours à entendre ces anglaises qui déclament le texte avec intensité, et d'autres avec musique. C'est un réel plaisir.

     Si le coeur t'en dit, viens me rejoindre. Quant à moi je continue de rayonner, de m'enraciner & de porter mes fruits enchanteurs et chantants. Je te souhaite une bonne continuation, reviens-moi !

Icone d'un homme