André Rougier

Suite Rimbaud

 

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André Rougier

Suite Rimbaud

Sur son blog Les Confins, André Rougier écrit un journal, des élucubrations, des dialogues, des traductions, des poèmes… 
J'ai choisi de regrouper ici une partie de ses textes sur Arthur Rimbaud.

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Joachim Séné, mai 2014

Tu l’avais bien dit, cela se passe sur la même rive, ni couleur ni rumeur annonçant le lieu, il faut se dégager, se faire léger, soif qui passe et renverse, enfin libre du poids des regards… Il aurait fallu venir avant, afin de mieux t’investir et, riverain, te détruire – intact, assouvi, détourné, retrouvé, toi en qui je meurs…

Rimbaud dans le Goiás
(Brésil, 2012)

"Jouet de cet œil d’eau morne, je n’y puis prendre,
ô canot immobile ! oh ! bras trop courts ! ni l’une
ni l’autre fleur : ni la jaune qui m’importune,
là ; ni la bleue, amie à l’eau couleur de cendre.

Ah ! la poudre des saules qu’une aile secoue !
Les roses des roseaux dès longtemps dévorées !
Mon canot, toujours fixe ; et sa chaîne tirée
au fond de cet œil d’eau sans bords, — à quelle boue ?"
(Arthur Rimbaud: Mémoire – V)

[Nota de novembre 2013: Il y a très exactement 122 ans, Arthur s'en fut rencontrer celle qui sait ce "que nous ignorons"...]

L’adolescent absolu

"Quiconque parle de Rimbaud est un usurpateur, puisqu’il se met à sa place, puisque écrire sur Rimbaud c’est vouloir en douce occuper le trône de la littérature en personne…"
(Pierre Michon: Le roi vient quand il veut)

"Quiconque", c’est-à-dire nous tous, alors assumons l’ombre portée par l’adolescent absolu sur nos mots comme sur nos vies!

Rimbaud, Le fils…

« Tout le monde connaît cet instant précis d’octobre. C’est la vérité peut-être, dans une âme et dans un corps ; on ne voit que le corps. Tout le monde connaît le cheveu mal en ordre, l’œil peut-être bleu blanc qui ne nous regarde pas, clair comme le jour, et porté par-dessus notre épaule gauche, où Rimbaud voit une plante en pot qui monte vers octobre et brûle du carbone, mais pour nous porté, ce regard, vers la vigueur future, la démission future, la Passion future, la «Saison» et Harar, la scie sur la jambe à Marseille ; et pour lui sans doute comme pour nous porté aussi vers la poésie, ce spectre conforme qui conformément se vérifie dans le cheveu mal en ordre, l’ovale angélique, le nimbe de bouderie, mais qui hors toute conformité est aussi là-bas derrière l’épaule gauche, et quand on se retourne elle est partie. On ne voit que le corps. »
(Pierre MICHON)

On a envie d’arrêter le temps, se mettre à genoux, murmurer que TOUT dire en si peu de mots, c’est presque indécent – tout en sachant qu’on n’en fera rien, sinon comprendre ("réaliser" serait plus ferme et plus précis), une fois de plus, qu’écrire, c’est ça, et ça seulement – rien d’autre…

"Auteur", disiez-vous, c’est bien ça?

"Eh bien, chaque fibre du corps de Rimbaud, sa vie le prouve assez, portait tatoué: "Mort à l’auteur!" ; son corps savait que l’écriture est une fouterie, un rond en jambe, des rinçures comme il disait; et pourtant, il ne fut que cela, auteur, en cela il fut des meilleurs, et je crois pouvoir dire que même dans ses épiceries du fin fond de la brousse éthiopienne, il le savait, il ne savait que cela…"
(Pierre Michon)

Et c’est ô combien vrai, tous les auteurs dignes de ce nom le savent, "grands" ou "petits" (les guillemets indiquent que pour moi, il s’agit là bien plus de mesures de longueurs, surfaces, poids ou volumes que d’appréciations de la valeur littéraire…), connus ou inconnus, présents ou oubliés, publiés ou non (dans l’affirmative, même s’ils l’ont été – les apparences étant souvent trompeuses – presque à leur insu ou à leur corps défendant, ou à titre posthume, ou alors suivant le tracé perversement balisé, parsemé, dans bien de cas, de tant d’innommables compromissions que les énumérer ne saurait mener, dans bien de cas, qu’à la nausée, définitive, irrépressible…)
Bien entendu, ce savoir ne fait nullement du détenteur, automatiquement et en toute circonstance, un "vrai" auteur, mais cela n’en a empêché aucun, du moins parmi ceux qui savent qu’on ne saurait s’auto-adouber "écrivain", de dire à quel point il n’est pas dupe de combien pèse et vaut que d’en être conscient, et pourquoi, et comment…

"Contemporain", vous avez dit "contemporain"?

"IL FAUT ÊTRE ABSOLUMENT MODERNE"…

Notons d’emblée que Rimbaud emploie le mot "moderne" et non pas "contemporain" ; outre que ce dernier appelle toujours un complément (on ne saurait l’être que de quelqu’un ou de quelque chose…), méfions-nous de ceux qui l’emploieraient dans le sens que critiquait à juste titre Agamben : « Celui qui appartient véritablement à son temps, le vrai contemporain, est celui qui ne coïncide pas parfaitement avec lui ni n’adhère à ses prétentions et se définit, en ce sens, comme inactuel ; mais, précisément par cet écart et cet anachronisme, il est plus apte que les autres à le percevoir et à le saisir […] Ceux qui coïncident trop pleinement avec leur époque, qui conviennent parfaitement avec elle sur tous les points, ne sont pas des contemporains parce que, pour ces raisons même, ils n’arrivent pas à la voir. Ils ne peuvent pas fixer le regard qu’ils portent sur elle. »

La "table rase" – faussement audacieuse autant que rigoureusement impraticable – est, en tout sens concevable, stupide et pernicieuse à la fois ; ceux qui s’imagineraient la retrouver dans les écrits de Christian Prigent – à l’endroit duquel j’éprouve, en dépit de nos incontestables différences et divergences, ou peut-être à cause d’elles, beaucoup de respect et d’admiration – l’auront à coup sûr mal lu ou n’y auraient transféré que leurs propres conceptions, opinions, voire fantasmes sur le sujet…

Écoutons encore Agamben: « Le contemporain est celui qui fixe le regard sur son temps pour en percevoir, non les lumières, mais l’obscurité, […] qui est ponctuel à un rendez-vous qu’il ne peut que manquer (puisque c’est) notre temps qui est le plus lointain et qu’en aucun cas il ne peut nous rejoindre […] La voie d’accès au présent a nécessairement la forme d’une archéologie […] (Il convient) de faire de la brisure du temps le lieu […] d’une rencontre entre les époques et les générations[…] C’est comme si cette invisible lumière qu’est l’obscurité du présent projetait son ombre sur le passé tandis que celui-ci, frappé par ce faisceau d’ombre, acquérait la capacité de répondre aux ténèbres du moment. »

Je crois que nous avons tous connu ou pressenti, un jour, l’une ou l’autre de ces « chambre des vœux » que Tarkovski nous a fait toucher du regard une fois pour toutes, et que ce n’est qu’en nous en souvenant que l’on peut continuer, y puisant chaque matin la force de regarder sans rougir ce que le miroir qui fait voir le dedans nous renvoie…

Je ne suis décidément pas mon contemporain, fier aussi ne pas l’être de certains avec lesquels je suis contraint, hélas, de partager l’époque…

Qui sans cesse m’accompagne…

Je suis un lecteur boulimique de poésie. Parmi les "vrais" poètes (je ne prétend à aucune objectivité!), il y en a beaucoup dont j’aime, parfois à la folie, tel ou tel écrit…

Et puis il y a ceux dont (en reprenant la magnifique formulation de Steiner) "la présence parente est tout du long talismanique, mais toujours à renégocier", qui toujours m’accompagnent, me secouent, me questionnent me portent et m’aiguillonnent, eux qui sont, d’un même jet, humilité et visée, assènent qu’il n’y a de pari qu’insensé, d’enjeu que si l’on est prêt à TOUT jeter dans la balance où ne pèse pour de vrai que ce qui vaut, y compris nos vies (ou ce qui parfois en tint lieu), soit, en vrac: Pessoa, Holan, Dino Campana, Hölderlin, Rimbaud, Carlos Drummond de Andrade, Dylan Thomas, Ritsos, Essénine, Char, Arghezi, Borges, Sylvia Plath, Nerval, Mandelstam, Villon, Blaga, Cortázar, Ekelöf, Séféris, Artaud, Auden, Celan, Lispector, Saint-John Perse, Hikmet, Eliot, Prigent, Montale, Trakl, Baudelaire, Herberto Helder, Sikelianos, Maïakovski, Vallejo, Tsvétaïeva, Nerval, Luzi, Rilke, Nauro Machado, Pichette, Kouwenaar, Bolaño, Nichita Stănescu, Akhmatova, Somlyö, Enzensberger, Holappa, et j’en oublie sûrement quelques-uns….

Certains se pencheront surtout sur les absents, je le sais, mais qu’y puis-je?

J'ai seul la clé de cette parade sauvage

Je t’aperçois, à portée de fusil du pays des nuisances, à la merci de qui, t’enroulant, se déprenant, sut t’affermir, gage à ton insu mis à l’abri: du silence d’autrui, de l’arrogance qui le clôt et s’y fie, des vérités de ce Dehors dont tu côtoyas l’indifférence…

Je te pressens, soumis au seuls vœux qui vaillent, se rebâtir dans le deuil de soi, en anticiper les revenants, en exécrer la maîtrise, s’en affranchir dans la défaite, pas dans le reniement…

Bientôt je m’en irai, fort de ce passé sur lequel le remords n’a plus de prise, ni le fiel des faussaires, les serments muselés, les dédains du manque, l’aveuglement des rejets, les naufrages à vif ou le rebords scellé – mais ce ne sera que pour t’y rejoindre.

"J’y suis, j’y suis toujours…"

« Ce n’est pas de poésie qu’il s’agit avec le nom de Rimbaud, mais de la complicité et du conflit entre ce qu’on est au plus haut de soi-même, et ce qu’on ne saurait être sans se détester. »
(Pierre Michon)

Et s’il n’a, ce "petit voyou" prénommé Arthur, pas une seconde cessé de nous accompagner dès avant nos seize ans, c’est aussi parce que la moindre ligne par lui tracée marque à jamais dans la chair et le blanc de la page le juste déchirement, l’étrange bataille où qui perd gagne, où la vie toujours encore à changer ne se venge que de ses propres déroutes face à celui qui voulut qu’elle fût tout autant vraie que présente et en paya le prix jusqu’à l’heure de la gangrène : pour lui, et par avance, pour nous…

Oh, moi, vous savez…

La critique littéraire, ce n’est surtout pas "la dame au fouet" que d’aucuns voudraient qu’elle soit…
Il nous semble qu’avant même de poser et se poser les questions qu’immanquablement surgiront, il conviendrait de définir avec plus de précision de quoi il est exactement question. Je me souviens avoir lu sur le site de Fabula un article sur le livre que Dominique Viart avait consacré à l’œuvre de François Bon ; après avoir loué l’intensité et l’acuité du regard du critique, sa subtilité dans l’approche de l’œuvre, la profonde connaissance de celle-ci dans tous ses aspects, sa sensibilité enfin (et là on ne savait déjà plus s’il s’agissait d’un éloge…), l’auteur de l’article reprochait à Viart le caractère peu "scientifique" de sa démarche et de sa vision, ce qui n’a pas manqué de nous rappeler le nom pompeux d’un bloc d’unités de valeur au temps de notre passage par Paris VII au tout début des années 70, à savoir Science de la littérature… Or, il nous semble que sans avoir nullement abandonné certains acquis fondamentaux dont il n’est bien évidemment pas question de faire l’économie (il ne s’agit pas de revenir à Sainte-Beuve ou à Thibaudet, encore que, parfois…), la critique littéraire avait réussi – pendant une courte période qui nous semble, hélas, bien révolue – réussi à atteindre un certain équilibre entre un fonctionnement plus spécialisé (convoquant, outre la linguistique et la psychanalyse, la sociologie, l’histoire, la sémiotique, la philosophie et bien d’autres encore), s’intéressant essentiellement aux structures, au maniement de ces outils que sont le signe et le langage, au "comment est-ce fait  ? » et au "pourquoi ça fonctionne ?", , aux contextes, aux pré-textes, aux précurseurs comme aux épigones, aux antécédents comme aux filiations, et une approche plus subjective, plus intimiste de qui s’éprouve avant tout lecteur, passeur et éclaireur, se penchant humblement (l’écrit n’étant, selon la somptueuse définition de John Berger, que ce « silence qui demande à être rempli ») sur ce qui dans l’œuvre est dit, occulté ou nié, se laissant en dernière instance aller sans vergogne aucune à ce que le dernier Barthes appelait le plaisir du texte… Cette dichotomie a toujours existé, il y a certainement eu des périodes où elle a même été plus marquée encore, mais on la ressent probablement plus aujourd’hui parce que la première, celle des universitaires, des chercheurs professionnels, des spécialistes et des érudits est bien plus visible, audible et présente que par le passé, la conséquence première en étant une aggravation certaine des rapports entre les deux versants… En effet, pour la critique "spécialisée", la deuxième approche ne mérite même pas la noble appellation de "critique littéraire", il ne conviendrait point de la désigner autrement que sous les noms de notes de lecture, impressions de lecture, commentaires ou chroniques, relevant de la fiction, de la poésie ou alors de l’essai philosophique adossé à des auteurs et à des œuvres (nous l’avons de nos oreilles entendu dire, non seulement de L’écriture et la différence de Derrida, par exemple, mais également d’œuvres essentielles telles que La littérature et le mal de Bataille ou L’entretien infini de Blanchot, entre autres…) – "fictions", "poèmes" ou essais méritant dans bien de cas respect et admiration, mais, de par leur caractère entaché d’impressionnisme, de "subjectivisme", de "pointillisme", pas du tout aptes à débusquer, en épiant l’objet-texte «comme il se doit», ce qu’il y a derrière le trompe-l’œil ou dans le double fond (car par définition il y en a toujours un…), les choses et les êtres n’étant jamais – pas plus que leurs échos ou représentations – ce qu’ils paraissent… D’un autre côté, il est arrivé à bien de journalistes, blogueurs et lecteurs de reprocher – souvent implicitement, plus rarement explicitement – à une certaine "critique érudite" la parfois excessive sophistication de ses élégantes constructions quelques peu byzantines, fruits – disaient-ils – des ruminations de cuistres et de pédants enfermés dans leur tour d’ivoire ou leurs querelles, et fort peu soucieux de les rendre lisibles au commun des mortels, bien au contraire… Il est, me semble-t-il, grand temps de faire la paix, en reconnaissant à chacune des deux approches sa fidélité aux buts qu’elle s’assigne, en tout point différents à coup sûr, tout comme, d’ailleurs, le public visé. Mais nous ne nous voulons, en ce disant, aucunement neutres et au-dessus de la mêlée, notre camp est bien celui du plaisir de lire et partager, revendiquant haut et fort le droit du regard, nôtre comme d’autrui, d’être partial, subjectif, éminemment personnel et intimiste, pour peu que, ouverts aux autres, l’on sache les accueillir, les écouter, se montrer disponible et prêt à échanger de la manière la plus humble, la plus dépouillée et, partant, la plus féconde qui soit – sans que cela veuille dire non plus que celle ou celui qui en aurait la volonté et les moyens se doive de renoncer à des formes ici et là plus élaborées ou plus savantes, loin s’en faut… Ce qui ne nous empêchera surtout pas de dire, pour finir et un peu par provocation, qu’un livre tel que Rimbaud le fils de Pierre Michon nous a bien plus rapproché d’Arthur, l’homme et le sujet écrivant, que certaines savantes dissections de ses « lâchetés en retard » qu’on a pu lire ici et là…

Je me souviens…(LXIX) : L’adieu aux armées, pas l’adieu aux armes

(fin janvier 2012)

Cher ami,

"Sottises, sottises! Cela ne m’intéresse plus!"
(phrase attribuée à Rimbaud par Germain Nouveau)

Dans un superbe et terrible texte paru fin janvier, Mathieu Brosseau ne dit pas vraiment autre chose – sur d’autres bases, bien sûr, avec d’autres présupposés et dans un tout autre contexte. Texte extraordinaire de lucidité, fouillant, éviscérant à l’Opinel les mensonges, illusions, fantasmes et hypocrisies du milieu, du "métier" et de l’époque, et Dieu sait s’il y en a…

Mais il y a des lieux, des territoires, des recoins où je ne le suivrai pas: certains, parce qu’à mon âge c’est trop loin et trop dur, d’autant que le risque est grand de finir par conforter, dans le meilleur des cas d’oblique manière, certaines des illusions auxquelles l’on voudrait par ailleurs tordre le cou – d’autres, parce qu’on ne peut pas, que l’on n’a nul besoin d’aller là où l’on se tient déjà, depuis toujours…

Arthur, tel quel.

À Pierre Michon, à ce qu’il fut, à ce qu’il est, où qu’il soit

Frêle noyau, livrant ses choix aux vents, aux carrefours, aux brins d’herbe, pierres gisantes où ne demeure que ce qui devient deux, s’innocente, s’incurve, s’abaisse à ses propres poussières…

Ici le lieu n’est plus enclos ni territoire, don d’emblée saisi, lest de chance, dépouille des lois: car comment condamner, ou pardonner, lorsque l’on est comme l’eau qui va partout où aller se peut, fin sevrant ses moyens plutôt que les plier à ses offices ?

Climat de la lisière, accueillant sans peser, conviant au passage, pas au séjour… En lui, l’ombre même s’allège, dénude et sépare, en appelle aux orées du jeu qui mène, haies valant énigmes, à découvert dans le champ qui s’éloigne sans bouger, mûrit le serpent dans la soudaineté embuée où, comme à jamais, fond le regard, et ses doubles…
L’adolescent de toujours marche, veille, soupèse. Il est seul. Ce qui vaut, et vaudra, ne se mesure qu’à son aune.

Cela s'est passé

Oisive jeunesse
À tout asservie,
Par délicatesse
J’ai perdu ma vie.
Ah! que le temps vienne
Où les cœurs s’éprennent.
Je me suis dit : laisse,
Et qu’on ne te voie :
Et sans la promesse
De plus hautes joies.
Que rien ne t’arrête
Auguste retraite.

Le gars Arthur n’a pas de descendants (Mallarmé, si, tout comme Lautréamont. Même Jarry en eut. Même Roussel. Lui pas – Artaud non plus, vergogneusement annexé à son insu et, sachant par qui, contre son gré à coup sûr…)

Des fées et des mages, érudits, cols élimés, sorbonnards, ronds-de-cuir, têtes d’œuf de toute sorte se sont penchés sur son départ, à défaut du berceau. On remplirait des bibliothèques avec leurs épais ouvrages, parlant, non pas vraiment de lui, mais de tout et, surtout, de rien : de la jambe amputée et des mots balbutiés avant qu’il n’entre, comme on disait dans l’Ouest lointain, "dans la légende", du silence, du Harrar, de Dieu, que sais-je encore…

Ce que les têtes d’œuf de tout acabit n’ont pas compris – car pour comprendre il fallait avoir aussi, ne serais-ce qu’un brin, VÉCU, et ce fut le cas de bien peu – c’est pas vraiment sorcier, nul besoin d’être agrégé, ça tient en quelques mots : à une vitesse inconcevable, à une altitude qui défie les timidités du regard, le gars Arthur n’a fait qu’un tour. Mais un tour COMPLET.

Il n’y a que ça à comprendre. Et, à bien y regarder, c’est encore loin de suffire, sinon comment expliquer l’altière, mais vaine obstination, l’aveuglement de tant, l’entêtement à toujours et encore tant DIRE et si peu FAIRE, alors que tout le fut par lui "littéralement et dans tous les sens", parachevant même d’une biffure les lâchetés à venir, à commettre par d’autres qui plus est?

Nul rachat envisageable. Pas même en s’imaginant accomplir ses volontés avant de prendre la route. Pas même en les trahissant. Car s’en aller, il le faut toujours, rien n’a changé…

 
 

"Il nous a connus tous et nous a tous aimés. Sachons, cette nuit d’hiver, de cap en cap, du pôle tumultueux au château, de la foule à la plage, de regards en regards, forces et sentiments las, le héler et le voir, et le renvoyer, et sous les marées et au haut des déserts de neige, suivre ses vues, ses souffles, son corps, son jour."

Parade sauvage

Advienne l’heure qui de toi aura raison, jouissant de ce que l’on redoute : frayeurs où tout sonne faux, lendemains qu’il faudra à tes dépens gagner, réel extirpé de son exil, ratage des feux, distance qu’assouplit l’argile semée – obéissances au bond, car commencer, c’est contredire…

Qu’importent alors le traquenard, le creux templier qui jamais n’en pervertit l’apprêt ou la surprise, lenteur étarquant tes voiles, pliant tes aises, lumière dévoreuse de désastres, fugues où l’on entre à reculons, jamais pliées à tes mesures: Arthur et l’aveu, œil fixe de basilic, hanté comme par l’offense l’innocent, comme par le toucher les fins et les louanges, le bras qui relève et lave du parjure.

L’adolescent de toujours marche, veille, soupèse. Il est seul. Rien qui vaille ou fasse valoir qui ne se mesure à son aune.

Approche des fleuves

Il n’y a d’aveu que sans retour, lui qui est entame, levée dernière, dette que le regard tient à distance et épuise, déferlante dépliant l’heure que plus rien ne divertit, qu’ébranle le malentendu qui t’habite, le poids délaissé des preuves…

Poing d’autres temps, appétit qu’aucun ciel n’évide, deuil t’exhortant à rejoindre les milices du pourpre, et leurs aubaines, attrait du tain où l’on ne parvient qu’en y entrant de plain-pied et affranchi des cadastres, brièveté qui y apprit le poison, y cisela maléfices et usures, fit croiser ceux qu’on quitte, les indociles, les maniaques, les épars, les amnésiques cernés par ces piétinements, ces roses hybrides, ces routes sans traînes ni brouillards, nuits obstinément calées, traces quémandant du bourreau l’aval et l’héritage…

D’Arthur, de ses foulées, ces jeux en moins, ce Réel à bâtir, plus sournois que ses plis et ses doubles: couteau entre les yeux, rumeur qui desserre, pas à pas, nœud à nœud, s’appropriant sans hâte le multiple, comme si ce deuil précoce en annonçait d’autres, comme si le sort, avec ses renvois et ses hâbleurs, s’acharnait à lui arracher le consentement qui fit s’agenouiller affûts et pesées sur son passage…

André Rougier, Les Confins

Extraits Suite Rimbaud, pour Relire.Net
sous Licence CC : by-sa

texte de Mathieu Brosseau
publié sur Plexus-S le 27/1/2012

Cher ami,

Pardonne-moi de n’avoir donné guère de nouvelles ces derniers temps mais, comme tu le sais, j’ai traversé des moments difficiles. Ceux-ci ont affecté le trajet intellectuel que je croyais être le mien. Car tout trajet est à l’épreuve de la seule volonté, n’est-ce pas ? Depuis fin mai 2011 je suis en guerre contre des systèmes. Contre ceux qui me racontaient jusqu’alors. Je me suis décidé à haïr tout ce qui tourne et incessamment refait surface. Y compris, les nobles ambitions casse-dogmes qui étaient les miennes.

J’ai donc commencé par mettre un terme à certaines de mes graves addictions, celles qui me permettaient de me croire aussi libre que libéré – voire libérateur.

Enfin, j’ai pris en dégoût le système du milieu de la poésie contemporaine ainsi que sa mythologie.

Toute son ambition, sa fermeture et son quant-à-soi. Je ne suis pas un ambitieux, cher ami, et je vomis l’entre-soi des soirées poétiques. De salons en lectures institutionnelles, de dîners intéressés en beuveries du mal-être, toutes et tous se conjuguent pour croire et faire croire que la création est un enjeu aussi spirituel que social et partant, font de leur écriture un espace partageable, où les parties seraient à comparer, un spectacle en somme ! Une mise en résonance des priorités de chacun afin qu’apparaissent au mieux les singularités de tous.

Et qui gesticulera le plus sur scène, gesticulera le mieux ! Et qui aura la voix qui porte fera autorité sur l’esprit. Une représentation donnant leur réalité aux désirs. Leur fiction aux inquiets sans histoire.

Par ailleurs, nombre de poètes se plaignent de n’avoir ni auditeur ni lecteur ! Que le roman qui raconte a pris la place du poème qui suggère. Que le récit a pris tout l’espace de la lecture quand l’éditeur est là pour proposer au plus grand nombre une sublimation de la vie propre en proposant des fictions impropres (c’est à dire qui n’appartiennent à personne en particulier et donc à tous).

Je rejette aujourd’hui toute forme de reconnaissance personnelle et narcissique par l’écriture. Cela ne m’intéresse pas. Et, je ne supporte plus les systèmes littéraires dans lesquels je me trouvais auparavant enfermé. Les systèmes spirituels, voire stylistiques ou sémantiques à l’intérieur desquels je faisais du même sur le même. Je tournais, tournais. A vouloir fuir, on se retrouve malgré tout, soi-même, partout et où qu’on aille. C’est le poids de l’os, tu ne crois pas ?

Je n’ai pas écrit une seule ligne depuis fin mai 2011. J’ai refusé toutes les lectures publiques qu’on m’a proposées. Et les rencontres – réelles ou imaginées – avec des écrivains me fatiguent. Ne nous mentons en rien : l’époque n’est plus à la poésie ni aux poètes. N’appartenons plus aux systèmes poussiéreux, ceux qui nous font traverser des territoires déjà conquis ! Et, par avance, j’ai pitié de ceux qui s’en diront les propriétaires ! Quiconque se réclamant ouvertement poète est pour moi un imposteur.

Surtout lorsque celui-ci s’inscrit socialement comme tel. Ces poètes officiels s’investissent dans un système comme ils pourraient ouvrir un compte en banque. De la poésie, ils font leur profession. Ils s’inscrivent au monde et s’interrogent sur un mode d’habitation de celui-ci. Et ils parlent de langue et de fracture mallarméenne. Et ils ressassent. Il n’y a pas eu d’avancée depuis trop longtemps, ni sur le plan théorique ni sur le plan esthétique.

Et tu vois, cher ami, je me sens trop faible pour appréhender tantôt ce désert, tantôt ces impostures. Alors, j’essaie de ne pas y penser trop. C’est pourquoi, je n’ai plus donné de nouvelle ces derniers mois.

Reviendrai-je un jour en écriture ? Certainement. Continuerai-je à publier sur Plexus-S ? Sans doute car je ne renie aucunement les étapes passées même si j’en dénonce l’esprit. Je ferai mémoire. Et je donnerai encore place aux voix équivoques, celles qui ne se servent pas du texte pour prouver leur ambition ou tracer leur trajet ! Car, répétons-le, tout trajet est à l’épreuve de la seule volonté et le seul destin qui soit est celui du système clos des langues.

En tous les cas, je ne reviendrai jamais en littérature, en ce sens où je ne participerai plus à la société des littérateurs, si sensible aux mouvements de modes. Je ne crois pas en leur fiction, inscrite dans une démarche ET dans un temps.

Les littérateurs se trompent et c’est une frénésie libidinale – immédiate – qui guide leur stylo. Leur reflet, là dans le miroir, les émoustille. Ils se plaisent à eux-mêmes.

Alors, les systèmes, les toxiques rassurants, les lectures publiques, les ambitions, la communauté d’intérêts intellectuels, les psychotropes, les retours d’ascenseur, mimétisme et échange de bons procédés, le narcissisme (défaut si bien toléré en société ! puisque chacun a ses intérêts personnels à préserver), tout cela, vraiment ce n’est plus pour moi.

Tu sais, vers 16 ans, j’ai rencontré puis côtoyé un groupe de jeunes gens, presque de mon âge, au pouvoir de persuasion intense, aux traits marqués par une révolte qui ne disait pas encore son nom.

Ils se disaient poètes eux aussi ! Mais je leur ai pardonnés depuis tant le fantasme de la transfiguration poétique habite la jeunesse. Ils représentaient aussi pour moi le désir de révolution mentale perpétuelle, le souhait d’un refus d’être et d’un soi à muter sans cesse, en vue de se libérer des systèmes. Or la révolte est aussi un système en soi qui a ses codes et ses lois, tu le sais bien.

De cette rencontre, j’ai théorisé et mis en pratique l’identité mouvante et fuyante, par conséquent indéfinissable. Une transpersonnalité, en quelque sorte. Or qu’y a-t-il de plus instable et destructeur psychiquement au final que ceci ? Dès que j’étais, ou prenais conscience d’un système me définissant, je l’invalidais de suite, prenant une posture nouvelle, pas encore expérimentée par moi. Une suite de masques façonnait alors ma personnalité censurée.

Je n’ai plus jamais revu ces jeunes gens. Je n’en ai pas pour autant été libéré du sillage, le leur, dans lequel ils m’avaient placé.

Puis j’ai tenté d’investir le champ poétique contemporain en veillant à me placer hors-cadre. Sans doute, et je le reconnais aujourd’hui, dans une visée narcissique masturbatoire.

Tu sais bien, cher ami, que l’incarnation de l’ailleurs est éphémère. Et n’a qu’un temps. Aussi, bien sûr étais-je dans l’erreur. La même erreur de celui qui pense pouvoir rendre captif – pour de bon – ce qui n’a pas encore été formulé, ce qui n’est pas encore advenu.

En ce sens, j’ai voulu, un moment, être frère de ceux qui tentent d’attraper l’inénarrable. De ceux qui coulent l’expression de l’être dans un processus esthétisant qui raconte ce qui se dit avant le récit, avant l’histoire, précisément avant ce qui m’était auparavant intolérable : la définition et ce qui fait mémoire.

Aussi, me suis-je noyé dans les toxiques pour oublier ce qui me formulait. Et tu le sais bien, je me tuais et me violais, j’asphyxiais tout ce qui pouvait me donner nom. Je me tranchais les bras, je parasitais ma parole par des associations délétères. Dans la terreur absolue, sans doute, d’assumer mon propre être-au-monde, mon être-là qui demeurait pourtant l’évidence. Ainsi, j’ai admiré les fous, ceux que l’on dit fous, croyant qu’ils étaient les libres, les seuls insoumis d’un système de reconnaissance social que je rejetais. Et je me suis mis à croire que j’étais comme eux, déstructuré, au point d’arriver à casser les dogmes, passant par l’informulé. Renouvelant la formule magique précédant la structure de tout récit.

Et grand fou que je croyais être, je suis passé d’éditeur en éditeur, souhaitant être lu par le plus large public. Je leur proposais ma belle parole, celle qui se voulait précéder l’histoire, être la pré-formule de toute narration mais qui, in fine, ne consistait qu’en l’accouchement d’une non-définition de soi !

D’une souris, puis-je dire aujourd’hui, car je n’ai rien d’un fou ! Les médecins m’ont cru autant que j’y ai cru ! Ils ont donné raison à la fiction dans laquelle je m’inscrivais. Et, vois-tu cher ami, faisant cela et participant indirectement à ma poétique, alors en phase d’avortement, ils favorisaient justement ce que je refusais : ils me donnaient définition et m’offraient la possibilité d’avoir une figure sociale ! Validant ma proposition, mon fantasme de folie, ils m’ont apporté sans le savoir ma propre contradiction. Je devenais le fou du système social que j’avais moi-même fantasmé. Je devenais l’inconnu dans l’équation, c’est-à-dire celui qui est à trouver et par voie de conséquence, à tuer !

J’étais alors piégé et pour unique trésor de guerre demeuraient mes quelques poèmes, mes quelques pages qui, en quelques moments de grâce déliés, avaient été façonnés par un esprit sincèrement obsédé par sa liberté mais qui, à force de se débattre, était plus que jamais étreint par le langage du temps, celui qui nomme.

Et je me suis ainsi lassé.

Oui, las de ce petit jeu, j’ai compris que s’il y avait poésie, elle se devait d’être sans témoin.

Mes remarques concernant le champ poétique contemporain émanent de cette simple idée : je vois parmi les écritures d’aujourd’hui de vaines tentatives de se ressentir singulier au sein du brouillard du multiple. C’est au stade du miroir qu’ils se trouvent, les poètes, tous imbriqués qu’ils sont les uns dans les autres, sans même parvenir à se voir entre eux ! Et sitôt qu’ils se découvrent quelques différences, ils revendiquent la forme trouvée, ce qui les distingue des autres, leur « style » dit-on, comme on placerait en haut des tours, le pavillon et ses armures…

Alors, dans toute cette confusion des soi et des inspirations, des revenances et des généalogies, il s’agit pour ces poètes de se déterminer, c’est-à-dire de prendre position en fonction des autres et de leur stratégie. Cela, tout en se déclarant libres et sans attache. Or, comme disait l’autre, qui agit contre, agit selon. N’es-tu pas d’accord ?

En outre, comment se singulariser dans un milieu qui n’intéresse personne et ce faisant augmente la vitalité narcissique du plus grand nombre ?

Pour ma part et suite au seul constat que je me devais d’être dans un seul corps et dans un seul temps, que je n’ai pas choisis (là réside la première déception de l’enfant qui se veut tout-puissant), j’ai préféré m’inscrire dans le simple système que me proposent les jalons de mon histoire et la langue qui me permet de la dire.

Ce système est simple, je le refusais naguère mais il m’offre aujourd’hui la possibilité de vivre à partir des blessures que je me suis faites au temps où je me refusais encore à cette évidence absurde : nous ne sommes là que pour un temps, une lettre nous habite, ici, c’est le moment de baisser les armes et d’entrevoir l’idée d’une mort heureuse. De se lier à elle, de sorte de se libérer des peurs du vivre et des duels intra-système provoqués par l’illusion d’une langue qui aurait le pouvoir de s’affranchir de la vie elle-même.

Faisons donc la paix en-soi et entre-soi car tout cela n’était que fiction et qu’advienne le temps non-littéraire d’un renouvellement du système spirituel que nous incarnons ici et ceci à partir d’un autre système, d’un nouveau complexe encore inconnu aujourd’hui.

Mon rejet actuel de toute poétique mystificatrice, de celle qui donne leur nom aux histoires personnelles et aux postures sociales, ne doit en aucun cas te faire penser que mon amitié pour toi s’est échappée.

Cette amitié, je te la renouvelle encore aujourd’hui avec force et sa stabilité, crois-moi, est plus actuelle que jamais. Elle n’est pas soumise aux vicissitudes de mes humeurs d’ancien révolté.

  Mathieu