Où Lire Où Écrire

Face à l’Eden

mardi 21 janvier 2014, par Anh Mat

C’est l’oloé du mensonge. Et je m’y rends tous les samedis. Je dis à T. que je pars enseigner alors que je m’en vais me réfugier là où écrire et lire est à l’abri de nous... Comment pourrais-je lui avouer la vérité sachant d’avance qu’elle ne comprendrait pas que lire et écrire, c’est aussi travailler, même si ça ne rapporte rien ? À croire que j’ai besoin de déguiser ma solitude d’un prétexte valable à ses yeux pour qu’elle ne se sente pas délaissée. Au fond je lui mens aussi pour ne pas la blesser, comme si lire et écrire était une infidélité à la vie de couple que nous menons tant bien que mal. Et puis peut-être que je n’assume toujours pas, devant les autres, cette satanée nécessité de lire et d’écrire...
Depuis combien d’années je lui mens de la sorte au sujet du samedi après-midi ? Presque cinq ans déjà. Et plus le temps passe, moins je me sens coupable. Je tiens plus qu’à toute autre chose à ces samedis où j’ai pris l’habitude de disparaitre là où je n’ai pas à justifier à qui que ce soit le fait de passer ma journée seul accompagné d’un livre, ou bien à écrire sans autre but que de faire des phrases.

Cet oloé est avant tout une table en bois brun, toujours la même, celle d’un café citadin comme un autre. Cette table là est toujours libre, à croire que chaque semaine, elle m’attend moi et mes livres.

Ce café est à la fois suffisamment fréquenté pour que le silence et la solitude ne m’y accablent pas complètement, et assez calme pour que mon attention ne se détourne pas de sa tâche de lecture ou d’écriture. Le café est au troisième étage du centre commercial Thương Xá Tax. Il est divisé en deux. La partie principale, carrelée, avec de grandes fenêtres donnant sur la ville, est celle où la plupart des clients préfèrent s’asseoir puisqu’elle est à la lumière du jour. L’autre partie est en revanche une sorte de large couloir sans aucune fenêtre, aménagé de quelques tables seulement. C’est là où je m’assois, à l’ombre de la folie du jour, et je m’y sens soudain à mon aise, anonyme au milieu du monde.

Il y a un an, ce lieu est devenu non fumeur. J’en ai été très affecté. J’ai cherché par la suite un autre oloé aux alentours. Mais sans savoir pourquoi, je n’ai jamais réussi à trouver ma place dans ces autres cafés pourtant tous de même nature, dans le même quartier. À première vue rien de bien différent mais entre leurs murs étrangers, je ne pouvais ni lire, ni écrire. Je passais désormais mes samedis à fumer.

Je n’ai pas eu d’autres choix que de revenir ici. J’ai de plus remarqué qu’il était encore possible de fumer mais dans un hall à l’extérieur du café. Je m’en suis accommodé. Depuis, je prends des pauses, laissant le livre que je suis en train de lire sur la table avec quelques-unes de ses pages encore dans la tête, ou bien avec la phrase inachevée du texte en cours qui continue à écrire alors que je n’écris plus, le temps de fumer une cigarette regardant à travers la vitre ce qu’est devenu l’Eden.

L’Eden en voie de démolition (Alain Truong)
http://www.alaintruong.com/archives/2010/08/22/18869221.html

L’Eden, autrefois, c’était l’Eden cinéma, celui là même qui porte le nom d’une des pièces de Marguerite Duras. Avant qu’il ne soit entièrement détruit pour bâtir à la place un énième centre commercial en plein coeur de la ville (aujourd’hui nommé Vincom Eden Mall) j’y ai habité près de deux ans. À cette époque, c’était une petite galerie marchande qui ne marchait guère plus. Mais il restait en son sein des appartements. Et j’ai eu la chance d’en louer un pour six millions de dôngs le mois, prix dérisoire dans une des rues les plus centrales et les plus riches de Saigon.
L’appartement était certes minuscule, l’immeuble dans un état lamentable. La plupart de ses murs envahis par la mousse regorgeaient d’eau. Les chats étaient ici les locataires les plus nombreux et chaque couloir était imprégné de l’odeur de leur pisse. Mais l’immeuble était encore debout. Et son charme venait justement de la couleur de ses murs jaunes vieillis, de son carrelage d’époque. Il y restait quelques habitants. Je me souviens en particulier d’une grand-mère que j’avais l’habitude de saluer chaque jour d’un geste de la main. Elle avait vécu ici une bonne cinquantaine d’années et ne pensait pas finir ses jours autre part. Mais un immeuble délabré aussi bien situé a vite intéressé de riches entrepreneurs qui se sont empressés de le racheter sans même demander leur avis aux personnes vivant encore entre ces murs. Ils les ont ensuite contraint à accepter des sommes misérables contre leurs appartements défraîchis certes, mais chargés de leurs habitudes, de leurs histoires, de leurs mémoires, appartements qui aujourd’hui auraient dû valoir une fortune et que ces riches requins ont sans pitié volé pour une bouchée de pain. Les propriétaires des lieux ont bien essayé de se battre, manifestant leur colère sur des banderoles placardées à même les façades de l’immeuble, refusant toute proposition d’achat (surtout à ce prix là). Mais devant les enjeux financiers de cette affaire, la colère d’une poignée de manifestants ne fut qu’un barrage contre le Pacifique. À peine un mois après, une troupe d’ouvriers était déjà en train de détruire l’immeuble sous nos pieds (nous étions tous encore dedans).
Je suis allé saluer une dernière fois la grand-mère d’à côté avant de déménager dans un autre quartier. Je lui ai demandé : « Madame, où allez-vous habiter à présent ? » Elle me répondit tranquillement : « Ils peuvent bien détruire, moi je ne partirai pas. »

Je n’ai par la suite jamais eu de nouvelles de mes anciens voisins. La police les a-t-elle évacués comme des squatteurs pour la plupart propriétaires des lieux depuis plus d’un demi siècle ? Ou bien les ouvriers ont-ils détruit l’immeuble avec ses habitants dedans ?
Aujourd’hui, regardant l’immeuble du nouvel Eden flambant neuf à travers la vitre du hall fumeur de mon oloé, je me demande s’il n’y aurait pas, par hasard, le cadavre de cette grand-mère enseveli sous une des boutiques de luxe ? Peut-être pas son cadavre de chair, mais celui de mon souvenir d’elle s’y trouve certainement...


Photo de la Vue sur le nouvel Eden Mall, et vidéo Dans le café Highland, par Anh Mat.