Où Lire Où Écrire

La pita politique

samedi 11 mars 2017, par Frédéric Abergel

Marcher jusqu’à Jaffa est une partie de plaisir citadine et maritime à la fois. Longer la mer sur six kilomètres, du port de Tel Aviv jusqu’à celui de Jaffa. Être tout au bord, tout au bout de la terre, à la toute fin du Moyen Orient, là où les conflits se délitent dans la joie de vivre, pas feinte, facile. Communicative.

Descendre vers le Sud, en flânant. Aviser les baigneurs, les raquetteurs, les surfeurs ; les promeneurs de chien, les cyclistes électriques aux rythmes inquiétants. Se laisser embarquer.

Inspirer, expirer. Marcher dans la fin d’après-midi chaude. Suer, un peu. Enfin du soleil, enfin de l’air, de la mer.

L’insouciance, qui sied si peu à Israël, gagne du terrain. Tel Aviv permet tellement ça, que Jérusalem ne permet tellement pas.

Le pas gaillard, la faim s’invite, lentement, puis se fait insistante. Les kilomètres avalés se feraient bien remplacer par une ingestion plus concrète. Alors, s’asseoir ? S’arrêter ? S’installer… ? La plage, la ville, Tel Aviv, Jaffa ne manquent pas d’endroits faits pour la ripaille, la convivialité, les salades, les grillades. Mais, tout seul, un petit quelque chose de plus simple serait le bienvenu. Plus discret. Un petit falafel, ou un petit chawarma.

Ou bien, encore mieux : un peu de pain.

Et là, telle une révélation, l’évidence absolue surgit, extraite sans prévenir de la mémoire du ventre, zone fertile du cerveau toujours prête à être stimulée : l’impératif, l’absolument unique, l’indispensable. Abou El Afia !

LE boulanger de Jaffa. Roi du pain chaud, aux herbes, fourré, farci, pizzaïolé, l’as de la pita. On y trouve aussi des gâteaux, et des salades et des grillades dans son restaurant, de l’autre côté de la rue. Mais on y retourne pour la boulangerie, on pélerine chez le seul, le vrai, l’unique Abou El Afia, but idéal de balade quand une petite faim vous intime la pause.

Confiant, je quitte la plage, me perds un peu, retrouve l’échoppe. Et m’apprête à manger un morceau, sans penser à mal, ni à bien d’ailleurs.

Juste à moi.

Mais nous sommes en Israël – pays où tout est politique. Et voici ce que porte le boulanger qui me réchauffe la pita :

Je le regarde, surpris. Vérifie ses collègues. Impressionné. Ils portent tous le même T-shirt, avec la même inscription. La même inscription magnifiquement naïve et gaie. Leurs visages sont tendus, indéridables, peu amènes à vrai dire – Ramadan, ou saturation des touristes ? – mais ils arborent tous un slogan qui rappelle, à bon escient, qu’ici tout est toujours politique.

Qu’il faut faire des choix difficiles, qui engagent.

Que la question de savoir qui fait le meilleur houmous ou le chawarma le plus authentique dépasse largement la seule gastronomie.

Que les familles arabes qui viennent pique-niquer sur les pelouses du parc à l’orée de Jaffa sont, bien sûr, chez elles.

Que les juifs en noir qui arpentent les rues de la ville moderne ne sont pas, ici, une oppression.

Que les jeunes et moins jeunes qui cultivent le corps, le cœur, la sympathie et la décontraction sont l’âme de la ville.

Que faire un pas vers l’autre, s’afficher avec un slogan qui clame la force de l’humanité, c’est le signe d’une vie qui est possible.

Et c’est bon pour les affaires – et c’est tant mieux !

Ma pita dans la main, les images dans les yeux, l’espoir dans la tête, je reprends la marche le long de la Méditerranée, mer partagée, terre partageable, ventre et cœur de la civilisation. Dégustant une savoureuse tranche de vie pacifiste.

Allez, ça suffit ! Ce pays, il me rend emphatique.