Des Mains pour les Pauses...
Une main pour faire une pause. Céder à une gourmandise. Se réchauffer d'un café amer, avec trois sucres
s'il vous plaît. Se régaler d'un cappuccino plus doux. Ou préférer le thé. Une main pour remuer la cuiller, la
porter jusqu'à sa bouche pour goûter la température. Une main pour lever la tasse et tremper les lèvres dans
le liquide chaud. Enrouler ensuite ses
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a
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n
s
, gelées par le froid piquant du dehors, autour de la tasse, et avoir la
sensation que le corps entier se réchauffe par la brûlure douce du contact entre le froid de la main et le chaud de
la tasse.
Ces observations évoquent un vague souvenir. Insaisissable. Je l'oublie... Me glisse dans la conversation.
Dans ce bar un peu spécial où les murs demeurent invisibles derrière des étagères de livres, nous sommes quatre. Quatre filles. Deux cafés. Un cappuccino. Un thé.
Le pressentiment du geste de la main d'en face attire soudain mon regard. Cette main qui s'apprête à prendre la
cuiller. Cette cuiller qui mélange déjà le liquide foncé, alors que mes
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a
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n
s
s'empressent à la recherche de mon appareil
photo. Le sucre est versé le temps que je l'allume. La photo de la poudre qui ruisselle dans l'air est ratée. Cette main
nonchalante touille déjà le liquide pour y dissoudre la poussière sucrée. Ce geste si habituel. Si spontané.
Ce geste de tous les jours.
Et de cette main ricoche un souvenir. Celui qui m'a effleuré l'esprit tout à l'heure. Avant que les vapeurs savoureuses ne la chassent loin de ma réflexion. Un bout de texte qui fait écho à la scène présente. Le souvenir me frôle à nouveau. Je me souviens vaguement de ce passage dans lequel un homme a toute une réflexion intérieure sur la boisson que va choisir la femme assise face à lui. J'aimerais me souvenir. Réciter le texte aux trois filles. Rire un coup et l'oublier à nouveau.
Je me souviens du titre.
La délicatesse, de David Foenkinos
Le texte m'obsède. Il était si beau... Les mots se mêlent. Les détails ne trouvent pas leur chemin jusqu'à notre table. Alors, je me tais. Et ne leur dis rien.
En rentrant le soir, je cherche le livre sur les murs de ma chambre. Le trouve. Le feuillette. Cherchant le passage surligné en orange. Je me souvenais de ce orange. Mais plus des mots exacts qu'il encadrait.
Je lis le passage. Savoure ces mots qui m'ont hanté toute la journée depuis ce café posé face à moi, avec cette main qui mélangeait insouciamment amer et sucré, sans se douter le moindre instant de la tentative de remémoration intense qu'elle provoquait dans la tête. Cette main versant le sucre que j'ai manqué de capturer avec mon appareil photo. Cette autre main qui touillait. Cette tasse et ce café.
Pourtant, dans La délicatesse, Nathalie ne choisit pas un café.
Il lui demanda ce qu’elle voulait boire. Son choix serait déterminant. Il pensa : si elle commande un déca, je me lève et je m’en vais. On n’avait pas le droit de boire un déca à ce genre de rendez-vous. C’est la boisson la moins conviviale qui soit. Un thé, ce n’est guère mieux. À peine rencontrés et déjà s’installe une sorte de cocon un peu mou. On sent qu’on va passer des dimanches après-midi à regarder la télévision. Ou pire : chez les beaux-parents. Oui, le thé c’est incontestablement une ambiance de belle-famille. Alors quoi ? De l’alcool ? Non, ce n’est pas bien à cette heure-ci. On pourrait avoir peur d’une femme qui se met à boire comme ça, d’un coup. Même un verre de vin rouge ne passerait pas. François continuait d’attendre qu’elle choisisse ce qu’elle allait boire, et il poursuivait ainsi son analyse liquide de la première impression féminine. Que restait-il maintenant ? Le Coca-Cola ou tout autre type de soda… Non, pas possible, cela ne faisait pas du tout femme. Autant demander une paille aussi, tant qu’elle y était. Finalement, il se dit qu’un jus, ce serait bien. Oui un jus, c’est sympathique. C’est convivial et pas trop agressif. On sent la fille douce et équilibrée. Mais quel jus ? Mieux vaut esquiver les grands classiques : évitons la pomme ou l’orange, trop vu. Il faut être un tout petit peu original, sans toutefois être excentrique. La papaye ou la goyave, ça fait peur. Non, le mieux c’est de choisir un entre-deux, comme l’abricot. Voilà, c’est ça. Le jus d’abricot, c’est parfait. Si elle choisit ça, je l’épouse, pensa François. À cet instant précis, Nathalie releva la tête de la carte, comme si elle revenait d’une longue réflexion. La même réflexion que venait de mener l’inconnu face à elle.
« Je vais prendre un jus...
— ... ?
Un jus d’abricot, je crois.»
Cette photo, c'est la fille du thé. Le contenu de la tasse est trop chaud. Alors ses
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s
attendent, de peur de se brûler.
Ses
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s
n'aiment pas attendre. Alors, elles s'occupent. Le mur de derrière est
recouvert de livres. Les
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s
s'en saisissent d'un à la couverture intrigante et feuillètent délicatement les pages.
Les yeux lisent. L'esprit se détache de la tasse fumante. Les mots sont beaux. Ils coulent dans l'esprit. Le liquide
oublié stagne. Se refroidit. Il sera bientôt trop froid. Les
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i
n
s
l'ont oublié. L'ont remplacé par une autre
occupation. Une autre pause.
J'ai fini ma tasse (j'étais la fille au cappuccino). La sienne ne doit plus être bien chaude...
Il faudrait que je le lui dise.